Création mondiale - Nouvelle production de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz - En coproduction avec l’Opéra de Montréal - Avec le soutien du Fonds de Création Lyrique et de la SACD.

L'Opéra-Théâtre propose une création lyrique sur la pièce d'Éric-Emmanuel Schmitt, Variations énigmatiques. Abel Znorko, prix Nobel de littérature, vit seul sur une île perdue de la mer de Norvège. Il y accueille Erik Larsen, obscur journaliste qui souhaite le rencontrer pour évoquer son dernier ouvrage, L'Amour inavoué, dédié à une femme avec laquelle il a entretenu une longue correspondance. Mais quel lien secret entretient Larsen avec cette femme dont Znorko est encore amoureux ? Un véritable thriller psychologique qui nous questionne sur la vraie nature de l'amour.

D'après la pièce d'Éric-Emmanuel Schmitt Variations énigmatiques
Dialogue lyrique pour 2 ténors, choeur de femmes et orchestre

Durée du spectacle : 2h20 (incluant un entracte)

Pour toute représentation théâtrale professionnelle, contacter l’Agence Drama à Paris en charge des  droits théâtraux

contact@dramaparis.com

Direction musicale Daniel Kawka                 
Mise en scène Paul-Émile Fourny
Décors et lumières Patrick Méeüs
Costumes Dominique Louis                            
Chef de chant Miles Clery-Fox
                                                                                             
Abel Znorko Antoine Bélanger
Erik Larsen Jean-Michel Richer

Choeur de femmes de l'Opéra-Théâtre de l'Eurométropole de Metz
Orchestre national de Metz Grand Est

Critiques

ResMusica - « À Metz, création mondiale du dialogue lyrique Enigma de Patrick Burgan »

Sur la superbe partition du compositeur français, Paul-Émile Fourny et son équipe composent un spectacle d’une grande efficacité dramatique. Belle prestation des deux ténors canadiens, Antoine Bélanger et Jean-Michel Richer.

 

Adapté à partir de la pièce de théâtre d’Éric-Emmanuel Schmitt Variations énigmatiques, elle-même inspirée de l’œuvre orchestrale d’Edward Elgar Enigma Variations, Enigma est le quatrième opéra de Patrick Burgan. L’ouvrage, découpé en deux parties, se présente comme un dialogue entre deux personnalités apparemment antinomiques, le prix Nobel de littérature Abel Znorko, retiré depuis de nombreuses années sur l’île boréale de Rösvannöy en Norvège, et le soi-disant journaliste Erik Larsen, venu interviewer l’écrivain qui, de l’avis de tous, vient de publier ce qui semble constituer son ultime chef d’œuvre. Il s’agit ainsi d’un huis clos de plus de deux heures reposant sur l’affrontement d’un vieux misanthrope fatigué par la vie et d’un jeune homme encore enthousiaste, lesquels, de révélation en révélation, vont finir par découvrir tout ce que leurs vies ont de commun, mais également tout ce qui les sépare, notamment dans leur conception de l’amour. L’ouvrage, qui constitue un captivant thriller psychologique, traite en effet de la complexité du sentiment amoureux décliné selon deux visions antithétiques, la passion courte et mémorable telle que l’a vécue Znorko à laquelle s’oppose l’amour fidèle et continu qu’a, de son côté, connu Larsen. L’ouvrage propose également une intéressante réflexion sur les mystères de la création littéraire et sur les liens qui unissent la vie et l’expérience vécue à l’inspiration et la production artistiques. Sur ce texte d’une rare densité, créé en 1996 au Théâtre Marigny avec Alain Delon et Francis Huster, Patrick Burgan, frappé selon ses propres dires par le riche « potentiel sonore » de la pièce, a composé une partition de toute beauté, qui ne recule ni devant les dissonances et les hardiesses harmoniques, ni devant les élans et les emportements mélodiques. Écrite pour deux voix de ténor, ce qui permet de souligner la gémellité des deux personnages en lice, l’ouvrage fait également appel à un chœur féminin à douze voix censé évoquer le souvenir de la femme autrefois aimée des deux protagonistes. Cette dernière est également symbolisée par le thème inconnu de la musique d’Elgar, lequel structure habilement et subtilement la musique de Patrick Burgan, remarquable par son souffle lyrique et son efficacité dramatique. La somptuosité enivrante de l’orchestration aura sans doute compté pour beaucoup dans l’accueil très chaleureux manifesté par un public clairsemé, mais visiblement et très sincèrement enthousiaste.

Autour de cette riche partition, Paul-Émile Fourny a conçu un spectacle sobre et concis, situé dans un décor unique représentant une pièce dans la maison d’Abel Znorko. Monté sur pilotis, de manière à suggérer l’insularité du lieu, cet espace propre au huit clos est délimité par des contours lumineux destinés à souligner les soubresauts de l’action et les diverses révélations qui la rythment, ainsi que les états psychologiques des deux personnages. Les éclairages de Patrick Méeüs, au nombre desquels apparaît une superbe aurore boréale, sont d’une fulgurante beauté. De cet espace de la plus grande simplicité émergent quelques éléments à la portée symbolique, tels le magnétophone-enregistreur en marche ou à l’arrêt, le troisième fauteuil inoccupé qui évoque en creux le personnage féminin à la fois absent et omniprésent, ou bien une pile de livres plusieurs fois détruite et reconstruite au gré des aveux et des révélations. Mais c’est surtout la direction d’acteurs, intense et haletante, qui marque un spectacle totalement dénué de temps mort, livré à deux acteurs également investis dans leurs rôles respectifs. Les deux ténors canadiens Antoine Bélanger et Jean-Michel Richer se donnent corps et âme dans leur personnage tout en répondant à de très lourdes exigences vocales et musicales. Souvent mis en danger par une orchestration très fournie et par une écriture extrêmement tendue, pour ne rien dire de la longueur de leur partie, ils sont certes mis de temps à autres en difficulté. Sur le plan strictement vocal on préférera peut-être chant du premier, à la ligne plus droite en dépit de quelques nasalités dans le timbre. Le second aura attendu la deuxième partie de l’ouvrage pour faire la preuve de toutes les qualités de vaillance dont il est capable. Dans la fosse pour l’orchestre et en coulisse pour le chœur, les forces messines se montrent parfaitement convaincantes, emportées par la baguette experte et enthousiaste du chef Daniel Kawka, visiblement dans son élément avec cette belle partition. Des créations d’un tel niveau, autant pour la qualité de la musique que pour ses exceptionnelles conditions de restitution, on en redemande.

Pierre Degott

Olyrix - « Enigma, création-dialogue lyrique à l’Opéra de Metz. »

Nobel de littérature, le personnage de l'écrivain Abel Znorko dédie son roman L’Amour inavoué à une certaine H.M. sur laquelle le journaliste Erik Larsen est venu « se renseigner ». L'écrivain lui avoue qu'il s'agit d'une certaine Hélène Metternach, un amour adolescent qui s'est transformé en relation épistolaire. Cette correspondance s'est toutefois arrêtée quelques mois avant la venue du journaliste.
-Attention, la suite de ce paragraphe révèle des informations essentielles sur l'intrigue-
Le journaliste, qui n'est autre que le mari d'Hélène, a en fait poursuivi la conversation épistolaire à la place de sa femme, morte depuis 10 ans, comme pour la faire revivre. Les deux hommes, qu'Hélène a aimés alors que tout les opposait, décident de reprendre entre eux une nouvelle correspondance, se pardonnant mutuellement leurs égarements : le mensonge initial, routine ayant plu à l'un comme à l'autre, a causé en définitive plus de bien que de mal et a permis la sublimation de cette douleur de la mort.

Interrompant le calme de la salle, l’œuvre débute par deux accords francs de l’Orchestre national de Metz Grand Est, à la direction fluide mais précise et engagée du chef Daniel Kawka. Ces deux accords courts et forts saisissent les spectateurs, et puis, par un troisième accord pour la route, l’Ouverture plutôt brève dévoile des bribes thématiques en une succession d’impressions musicales à allure modérée. L’engagement musical du compositeur Patrick Burgan consiste, au travers de cette œuvre, à s’insérer dans l’histoire, sans trop compter sur les effets "contemporains". Un peu de clusters (grappes d’accords, qui se retrouvent notamment dans le mouvement Lumière, de son poème symphonique La Chute de Lucifer) avec des glissandi dans l’orchestre, des effets de percussions, un peu de texte parlé, mais l’essentiel de cette forme opératique est chanté et dans la tradition d'accompagnement orchestral de l'opéra romantique. La prosodie suit le chemin emprunté par Debussy, une forme de fluidité naturelle dans le chant, tout en ouvrant les sonorités de l’orchestre par des accords complexes à la manière du compositeur Henri Dutilleux. Patrick Burgan souhaite ainsi et aussi régaler petits et grands, mélangeant comme un chef de cuisine les ingrédients musicaux pour en faire un gâteau sucré/salé, traditionnel et moderne à la fois.

Moyennant cette diversité, l’Orchestre se montre comme la traduction musicale de l’esprit des personnages : tourmenté et capable de puissance tout en faisant son maximum pour ne jamais couvrir les chanteurs, mais capable tout autant de garder son équilibre sonore tout en laissant les pupitres de vents assurer leur indépendance de jeu, notamment lors de leurs nombreux relais mélodiques. Les cordes affichent en outre une forte unicité, avec entre autres un jeu de glissandi parfaitement synchronisé et précis. La cohésion de l’orchestre est telle que les quelques faiblesses de jeu de certains musiciens de l’orchestre paraissent légères.

Reflétant le rôle de l’orchestre, le décor minimaliste et les lumières de Patrick Méeüs n’en paraissent que plus intenses : matérialisé par des arêtes à l’éclairage mouvant, un cube est orienté de telle façon qu’une arête fait face au public. Ce premier cube est lui-même inséré dans un autre cube plus grand, dévoilé plus tard, de même nature et exposant une face entière vers le public. Le jeu théâtral découlant de ces deux éléments de décor consiste à élargir le périmètre de jeu des personnages au fur et à mesure des révélations du scénario (et des accessoires, notamment un fusil, une table basse ronde, trois fauteuils, sur une autre table un magnétophone à bobine).

Occupant un espace du premier cube, une pile de carnets de notes jaunis à reliure collée est placée au début du premier acte par le ténor Antoine Bélanger, qui interprète le rôle de l’écrivain Abel Znorko. Sur une articulation du texte en français suffisamment intelligible, il chante avec un vibrato large, compensant nettement une voix au timbre sombre et un peu affaiblie dans les aigus. Vêtu d’un costume faisant référence au début du XXème siècle, et particulièrement à l’aise dans son jeu théâtral, il se révèle très précis et proche de l’histoire, celle d’un écrivain misanthrope, -il tentera même de tirer à plusieurs reprises sur le journaliste-, celle d’un écrivain cynique et celle d’un écrivain désespéré.

Divergeant peu du costume de l’écrivain (également signé Dominique Louis), le journaliste Erik Larsen semble déjà tisser le lien entre les traits de caractère des deux personnages (d'autant qu'ils sont interprétés par deux ténors canadiens), à la fois différents et similaires (le spectateur se trompera assurément souvent dans son analyse des événements, se rendant compte notamment que le personnage le plus sur la défensive attaquera le plus, tandis que le personnage apparemment le plus fort finira par être le plus fragile).

Hostile à l’écrivain, après avoir manqué de se faire abattre par celui-ci au début du premier acte, le journaliste, interprété par le ténor Jean-Michel Richer, d’une voix au timbre plus brillant et plus facilement sonore, adopte un vibrato similaire à Antoine Bélanger. Il questionne l’écrivain, le presse mais fait aussi progresser l’intrigue. Son jeu théâtral, incisif comme son personnage, crée la dynamique de l’espace, et c’est notamment par lui que le personnage absent d’Hélène Metternach est évoqué. Malgré un souffle un peu court en fin de spectacle, Jean-Michel Richer exécute vers la fin du deuxième acte un a cappella sachant amplifier seul le vide créé par l'absence voulue d'accompagnement.

Mais alors que cet espace scénique rempli par les deux personnages est globalement restreint aux cubes, l’espace musical s’étend à gauche en première loge par une harpe, puis hors scène par le Chœur de femmes de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz très audibles, équilibrées et même fusionnelles entre alti et soprani. Extraite de ce chœur de douze femmes dans un rôle de soliste caché, telle Hélène Metternach, la soprano Aline Rœdiger Metzinger reprend d’une voix claire et pleine leur « non-thème » lancinant de Nimrod, neuvième des Variations Enigma d’Edward Elgar (variations sur un thème qui reste inconnu et mystérieux, un processus sur lequel repose la pièce d'Éric-Emmanuel Schmitt).

Pour obtenir un effet dramatique particulier, cette “mélodie d’accords” issue de Nimrod devient comme un arrière-plan du deuxième acte. Le compositeur utilise cette mélodie pendant que sur scène le magnétophone tourne. Cette appropriation donne ainsi une présence dramatique particulière pour le chœur, comme un pont entre l’histoire sur scène et la musique au dehors. 

Baladé dans l’histoire et surpris maintes fois par la tournure imprévisible qu’elle a pris, le public malheureusement trop peu nombreux par rapport à l’événement, applaudit néanmoins de sorte à combler les places vides. Les artistes, dont Éric-Emmanuel Schmitt et Patrick Burgan venus tous deux spécialement, sont ainsi salués pour cette nouvelle production opératique française du répertoire, jouée trois fois à Metz et promise à l’Opéra de Montréal pour 2024.

William Goutfreind

Wukali - « L’énigme d’ENIGMA »

Enigma, une création contemporaine dans le plus ancien théâtre а l’italienne de France? Tel est le pari tenu et surtout renouvelé par l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz qui, au fil des saisons, soutient la création contemporaine.

Cette coexistence du passé, de la tradition face а  l’avenir et la modernité est-elle un paradoxe? Ou indique-t-elle, de faзon plus subtile et surtout moins péremptoire, la vitalité de la forme de l’opéra а l’heure où certains le déclarent mort ? 

La réalité des programmations des maisons d’opéra – compte tenu des contraintes de rentabilité – ne rend pas forcément compte de la diversité de cette forme particulière du chant lyrique qu’est l’opйra. Qui, lui-même, se subdivise en diverses tendances ou formes: c’est le débat, pour partie stérile, entre l’opérette et l’opéra par exemple.

Pas plus qu’elle ne valorise, dans le champ opératique, l‘extraordinaire diversité de ces productions. Car, pour la grande majorité des compositeurs – y compris les plus illustres- nous ne connaissons vraiment qu’une petite quand ce n’est pas, pour certains, une infime partie de leurs productions qui ne rend pas forcément compte de l’extraordinaire diversité de la palette de ces mêmes compositions. Quand on les exhume, on s’en rend alors forcément compte.

 À l’instar d’autres disciplines artistiques, l’opéra n’a cessé, depuis sa naissance en Italie à Florence au 17ème siècle, de se transformer, d’utiliser, pour s’exprimer, d’autre langues que l’italien originel, de modifier ses langages et ses codes de construction, de s’adapter à l’évolution des écritures musicales, enfin d’absorber, pour les plus récents, des moyens de composition qui reposent sur les derniers acquis de la technologie. L’opéra n’est pas, par définition figé. Il l’est par rapport à une époque et à un courant esthétique – par exemple le romantisme, le vérisme… –  mais comme une mue qui, telle la chrysalide, laisse deviner un animal en gestation que rien ne laissait soupçonner.

Une création contemporaine dans un opéra-théâtre « traditionnel » est forcément un évènement qui peut susciter la curiosité timide, le rejet pur et simple ou l’indifférence puisque le titre de l’œuvre n’évoque absolument rien.

D’autant plus lorsque cette œuvre s’appelle « Énigma » ! Les plus curieux se précipiteront sur la toile pour découvrir le nom de l’auteur : Patrick Burgan. D’autres se référeront au titre de l’ouvrage qui en a inspiré le livret : ici la pièce de Éric-Emmanuel Schmitt « Variations énigmatiques ». Il faut ajouter à cette liste le nom du compositeur anglais Edward Elgar dont les célèbres « Variations Enigma » sont cités et utilisées dans l’œuvre théâtrale ainsi que reprises allusivement dans la composition musicale.

1°- Le sens des mots

Il est souvent révélateur. En effet, dans le langage courant, il renvoie à un adjectif – énigmatique – pour, lorsqu’on désigne des personnes définir un individu dont le comportement, le caractère est mystérieux et, souvent, incompréhensible ou ambigü.

Mais « Énigma » n’est, à proprement parlé, pas un mot du langage courant. C’est pourtant le titre choisi par le compositeur pour dénommer son travail. Cela nous ouvre déjà une piste presque historique.

En effet, Énigma fût le nom d’une machine électromécanique portative servant, pendant la guerre au chiffrement et au déchiffrement des informations stratégiques que le commandement de l’Allemagne nazie transmettait à ses troupes – principalement sous-marines – pour les aider à torpiller avec succès les bateaux de guerre d’une part, et les cargos de marchandises d’autre part qui provenaient des États-Unis pour ravitailler militairement l’Angleterre et ses alliés. 

Déclarée inviolable selon ses concepteurs allemands, les travaux du mathématicien anglais Alan Turing, pendant le conflit, eurent raison de l’énigme  et permis de comprendre puis révéler peu à peu la mise à jour du procédé de cryptage des messages. Si cela aboutit à des destructions navales ennemies massives, au point d’écourter la guerre de deux ans, cela ne servit pas Alan Turing, qui malgré les service incontestables rendus à sa nation et à l’Europe en guerre, fut banni et emprisonné, peu après la guerre, du fait de son homosexualité. Quand on brise l’énigme, il faut s’attendre au pire! 

La machine Énigma est complexe. Si l’on appuie sur une lettre, elle se transforme en une autre. Banal ! Mais si on sollicite de nouveau cette même touche, elle ne se transforme pas identiquement. C’est une autre lettre qui apparaît car, à l’intérieur de la machine, des rotors tournent et modifient la mécanique de la combinatoire rendant les possibilités infinies et le déchiffrement théoriquement impossible.

Ce bref rappel descriptif pourra surprendre. 

Toutefois, cette machine complexe ou une lettre peut renvoyer à une autre… puis encore une autre peut être vue à la fois comme une représentation possible du fonctionnement psychique dont Freud a prouvé la nature associative. Mais également   comme une métaphore du mécanisme de communication qui, peu à peu, s’instaure entre les deux personnages de la pièce et, bien sûr, de l’opéra.

Ces derniers tentent, comme Thuring, de découvrir et comprendre le codage des propos de l’autre qui, bien sûr, ne livre pas l’entièreté de sa pensée pas plus que la réalité des évènements traversés : là est l’énigme. On saisit peu à peu que chacun est confronté – de manière différente mais tout aussi douloureuse – à une énigme qui est que l’autre possède un secret qu’il défend bec et ongle pour éviter d’être percé à jour. Tous les deux entretiennent l’énigme dont au fond ils sont, fondamentalement, victimes.

La dramaturgie de la pièce et de l’opéra, presque le suspens qui se créé, reposent lentement, insidieusement et quelques fois tragiquement sur ce lent, douloureux mais nécessaire parcours qui va amener chacun des protagonistes à briser l’énigme c’est-à-dire à révéler la combinatoire et la dynamique des rotors pour rester dans la métaphore de la machine Énigma. Et décoder le secret.

2°- Première piste : la pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt

Éric-Emmanuel Schmitt est un dramaturge, romancier, nouvelliste, réalisateur et dramaturge extrêmement prolifique dont les œuvres figurent en haut de l’affiche quant au nombre de lecteurs ou de spectateurs. C’est d’abord par l’écriture théâtrale et le succès de ses pièces qu’il s’inscrit dans le cercle restreint des auteurs vivant de leur plume.

Très vite, il va s’imposer au théâtre puisqu’en 1991, « La nuit de Valognes » – variation sur le thème de Don Juan – est remarquée. Trois ans après, sa seconde pièce « Le Visiteur » lui vaut la consécration : trois prix lors de la Nuit des Molières la même année. La pièce imagine la rencontre entre un athée convaincu – Freud – et un autre personnage dont on comprend peu à peu qu’il pourrait être Dieu. Nous rencontrons ce même face à face dans les « Variations énigmatiques » ou deux personnages – Abel Znorko et Érik Larsen– que tout oppose, apparemment, se trouvent face à face. 

La décennie 90 sera ponctuée de plusieurs autres réussites littéraires et théâtrales parmi lesquels « Variations énigmatiques » qui sera créée au Théâtre Marigny en Septembre 96.

C’est sur cette pièce que je vais m’attarder puisque c’est celle que Patrick Burgan – le compositeur – découvre et peu à peu, décide d’en faire un opéra puisqu’il est dit-il séduit « par le potentiel sonore de la pièce ». « Le flux, poursuit-il dans sa note d’intention, à la fois physique et psychologique opère par la multiplicité des rebondissements, trouve un parallèle immédiat dans la dynamique du discours musical.»

De fait, « Variations énigmatiques » peut être rattachée a priori – du fait de sa structure et de son rythme- comme une pièce de boulevard intellectuel avec son lot d’incohérence, de quiproquos, de rebondissements… A la différence près qu’ici ce ne sont pas les portes qui claquent mais les mots !

 On y retrouve le trio habituel – le mari, l’amant et la femme – à ceci près que cette dernière n’apparaît jamais même si elle est, en plusieurs figures, omniprésente jusque sa matérialisation musicale à la fin de l’opéra. Et si l’on y regarde de plus près, la pièce obéit aux principes de la tragédie classique : unité de temps, unité de lieu et unité d’action.

Si la mise en scène de « Variations énigmatiques » est signée par un habile metteur en scène issu du théâtre privé – Bernard Murat – se trouvent sur scène, à la création,  deux acteurs assez disparates sur le plan artistique. 

D’un côté Francis Huster. Comédien issu du sérail classique – le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris – pour devenir sociétaire de la Comédie Française dont il démissionne en 1981 pour le cinéma. Il y fait une brillante carrière dont 8 films avec Claude Lelouch et le célèbre Dîner de cons avec Thierry Lhermitte et Jacques Villeret.

De l’autre côté, pour lui donner la réplique, Alain Delon, l’un des champions du box-office cinématographique. Remarqué à 18 ans par J.Cl. Brialy, il fait des essais et tourne avec les plus grands réalisateurs : Visconti, Losey, Antonioni, Melville, Granier-Deferre

Mais si la filmographie d’A.Delon est impressionnante par sa qualité, sa position par rapport à son métier est particulière. Il se considère comme acteur et non comme comédien. Au cours d’un interview-vérité – que j’ai eu l’occasion de voir à l’époque – il exprime clairement « sa » différence et le sentiment d’infériorité qu’il vit clairement par rapport à son « rival » au box-office :  Jean-Paul Belmondo « Ma carrière dira-t-il n’a rien à voir avec le métier de comédien. Comédien, c’est une vocation. Je suis un acteur, Jean-Paul est un comédien. Un comédien joue. Moi j’ai toujours vécu mes rôles. Je n’ai jamais joué. Un acteur est un accident. Ma vie est un accident. Je suis un accident. Ma carrière est un accident ».

Francis Huster – le comédien- et Alain Delon – l’acteur représentent deux sensibilités, deux mondes et finalement deux personnalités que tout oppose. La réalité se confond avec la fiction ou inversement. L’arrogance, la violence de l’un – Abel Znorko– et la réserve et le raisonnement de l’autre : Érik Larsen.

 

Le ressort dramatique de la pièce joue sur cette opposition et ce face-à-face où tous les coups – y compris de fusil – sont permis. Au cours d’un dialogue tendu, étoffé de multiples rebondissements, deux personnages tout aussi énigmatiques l’un que l’autre vont apparaître, au fur et à mesure que l’histoire se déroule, finalement assez semblables et surtout taraudés par les même questions existentielles autour de la conception de la vie, en général, mais surtout, en particulier, de l’amour et de la rencontre avec « la » femme. 

Finalement, le texte est beaucoup plus freudien qu’il n’y paraît. Freud, lui-même, au fil de sa vie et au long de ses écrits, parlait de l’énigme du féminin : de la « terra incognita ». Il déclara à Marie Bonaparte, ayant eu plus de femmes sur son divan comme patientes, que demeurait pour lui la question : « que veut la femme » ?. Il s’irritait de l’insuffisance de son savoir sur ce qu’il appelait le « continent noir » : ce que lui reprocheront vertement certaines psychanalystes femmes. « Depuis des siècles les hommes ont combattu leurs craintes obscures des pouvoirs secrets de la femme, en environnant de mystère le sexe tout entier [7]» . Là est, me semble-t-il et pour rester dans l’idée de la pièce, l’énigme à laquelle sont confrontés, mais de façon différente, l’un et l’autre personnage. 

Mais revenons précisément à eux.

Le premier est Abel Znorko, prix Nobel de littérature. Il vit seul et retiré à Rösvannöy une île située dans la mer de Norvège.  Nous sommes précisément à l’heure du crépuscule où le jour boréal, qui a duré six mois, cède la place à la nuit d’hiver.  Il y a donc une forte variation…climatique cette fois mais en même temps plus de variations journalières ! C’est presqu’un temps suspendu. 

Nous sommes dans le bureau vide d’Abel Znorko . On y entend l’œuvre la plus célèbre d’Edward Elgar « Les Variations Enigma » dont le dramaturge s’inspire pour baptiser sa pièce « Variations énigmatiques ». On pourrait risquer que c’est le troisième personnage de la pièce : j’y reviendrais.

On comprend très vite que le personnage de Znorko est un être bourru, sauvage, arrogant, suffisant presque misanthrope puisqu’il va accueillir son visiteur par deux coups de feu tirés, sur lui, à la carabine oubliant qu’il a accepté de le rencontrer. Il récidivera à trois reprises.

Celui sur lequel Abel Znorko a tiré se nomme Érik Larsen, entre 30 et 40 ans, qui se présente comme journaliste à la Gazette de Novobrovsnik. Il vient interviewer le célèbre écrivain sur son dernier ouvrage « L’amour inavoué » qui est fort apprécié par le public et la critique. Il s’agit d’une correspondance amoureuse entre un homme et une femme, passionnément épris l’un de l’autre. L’homme subitement décide de mettre un terme à leur relation, exige une séparation de corps, mais consent à garder le lien épistolaire. La femme accepte. Sans raison apparente, cette dernière, au bout de quinze ans, interrompt brusquement la correspondance. Elle garde ou retourne alors à son mystère. Il continuera, seul, à écrire. Le livre est le récit de cette correspondance…fictive, romanesque…

Cette séquence importante est particulièrement révélatrice du type de lien qui s’établit entre deux protagonistes : homme-femme d’abord, deux hommes ensuite. Il s’agit d’un lien pervers où la sexualité est secondaire : on peut s’en priver. Ce qui compte en réalité c’est le pouvoir qu’on prend sur l’autre. Znorko anticipe une possible rupture ou un affadissement de la relation et, plutôt que de la subir passivement, il la provoque donc se donne l’illusion de la maîtriser. Pour y parvenir, il l’impose. C’est ce même combat pour le pouvoir cette fois entre les deux hommes qui donne à la pièce son rythme et sa densité. 

Il faut préciser incidemment que, comme souvent, on montre involontairement ce que l’on veut cacher : ici sa sensibilité et sa dépendance à cette correspondante. L’auteur Abel Znorko a plutôt comme terrain de prédilection le roman philosophique aux tirades et aux envolées très intellectuelles : ce livre est donc, pour le public, une grande surprise. Pour la première fois l’auteur semble y dévoiler quelque chose de lui de plus intime et de plus sensible. Le livre est toutefois, malgré la surprise, un grand succès.   

 Entre le coup de feu initial, les questions intrusives « Aimez-vous mes livres », la déformation du nom du journaliste – Larsen devient Larden – et la dénégation : « je ne vois pas pour quelles raisons je me serais laissé envahir par un journaliste » alors qu’il a accepté l’interview…la déstabilisation et la manipulation ouvertes conduisent à établir une hiérarchie puis un combat entre le grand homme et le petit plumitif dont l’issue, apparemment prévisible, reste au fond improbable. 

Car comme dans toute relation entre deux protagonistes teintée de perversion et d’enjeux de pouvoir: les choses peuvent s’inverser. La pièce sera ce lent mais inexorable et cruel renversement. Mais cette descente douloureuse vaut pour les deux personnages dans des modalités différentes.  Il les conduit finalement à assumer la souffrance de ce qu’ils ont vécu au détriment de fanfaronnades narcissiques grossièrement défensives pour l’un et de procrastinations discrètement mélancoliques pour l’autre.

Erik Larsen va déjouer les processus de défense bétonné de l’écrivain – Eva Larmor le personnage du livre n’existe pas c’est une fiction – et progressivement il va affronter Znorko pour qu’il lui révèle le nom de la femme – H.M – auquel le livre est dédié. Abel Znorko, enfin touchant et assumant la souffrance née d’une situation qui lui échappe, lui demandera timidement de porter une lettre à cette mystérieuse femme jusqu’à ce qu’Éric Larsen lui révèle que c’était sa femme. Et de lui rendre les lettres reçues en lui assénant brutalement la nouvelle de sa mort d’un cancer et la découverte dans le secrétaire de sa femme de leur correspondance. 

Mais tout pervers tombe quelque fois sur plus pervers que lui.  Zornko découvre, ahuri, que le jour même de son mariage, Hélène Metternach lui écrit en cachant son mariage : » Mon amour j’ai contemplé l’aube en pensant à toi. Je me disais que nous regardions peut-être ensemble le même soleil, sur la même terre, au même instant du temps et cependant je n’arrivais pas à être heureuse… »

On comprend que, par un juste retournement des choses, si la question de la femme est primordiale pour Zornko, elle est tout aussi cruciale pour Larsen qui découvre, au travers de son rapport personnel à sa propre femme, la violence de l’énigme féminine ressentie par Freud.

Il se créé donc une fraternité entre ces deux hommes qui ont été l’un et l’autre – mais différemment – manipulés et confrontés au mystère du psychisme féminin. À l’énigme de la « terra incognita ».

La musique d’Elgar et son sens dans la pièce

La musique d’Edward Elgar, les « Variations Énigma », traversent, comme une ombre portée, l’œuvre d’Éric-Emmanuel Schmitt. Au point d’être, en quelque sorte, le troisième personnage de la pièce ou, plus précisément, la matérialisation de l’absente à laquelle l’œuvre est directement reliée qui unit aussi les deux hommes qui en sont, l’un et l’autre, les destinataires sous la forme d’un disque offert après la première rencontre.

Précisons rapidement qui est l’auteur des Variations Enigma : il s’agit d’Edward Elgar, compositeur atypique, qui va participer à la renaissance de la musique anglaise.

Né catholique dans un milieu anglican, musicien autodidacte dans un milieu dominé par les compositeurs  universitaires : il peine à trouver sa voix et s’imposer. Elgar épousera l’un de ses élèves qui rompt avec ses parents opposés à ce mariage. Jusqu’à sa mort, Alice sera le manager, la secrétaire d’Elgar en même temps qu’elle s’avère être un critique musical perspicace. 

Elgar n‘est connu que localement et se dit » en 1899 « écœuré par la musique ». Il n’acquiert une grande notoriété qu’à 42 ans grâce aux « Variations Enigma » et récidive, entre autres, entre 1901 et 1930 avec les cinq marches « Pump and circumstances » dont la première, la plus connue, devient presqu’un hymne national dans les cérémonies officielles. Il est anobli en 1904 et en 1924 accède au prestigieux Master of the King’s Music.

Rentrant chez lui, il siffle régulièrement un air anodin « Oh ce n’est rien dit-il à sa femme mais on pourrait en faire quelque chose » Ce sera le thème de départ secret de ses Variations. Œuvre symphonique, comportant un thème et quatorze variations composées entre 1898 et 1899 : chacune est le portrait musical d’un personnage de son entourage. 

Le mot Énigma, dans le titre, fait référence à ce thème caché qui est présent tout au long de l’œuvre mais qui n’est jamais joué tel quel. Doit-on y voir la part secrète métaphorique que comporte tout individu, celle à laquelle on accède jamais ? Le secret du geste créateur ? Ou est-ce la concrétisation d’un lien voulu unique et privilégié reliant deux individus à l’exclusion de tous autres comme cela a été le cas pour Elgar et Alice qui, par ailleurs, était à la fois sa femme, sa secrétaire-critique et son manager. 

Trois femmes dans la même femme ! 

Thème que l’on retrouve dans la question formulée par le personnage principal, Hoffmann, dans le prologue des Contes du même nom en 1879 lorsque qu’il parle de la cantatrice Stella avec laquelle il vit une aventure passionnée :

« Trois femmes dans la même femme.
Trois âmes dans un même âme !
Artiste, jeune fille, et courtisane 
»

Jusqu’à ce jour, personne n’a identifié le thème qui a servi à Edward Elgar pour ses variations. Seule, Alice pourrait, semble-t-il, résoudre l’énigme…qu’elle a emporté dans sa tombe !

Mais revenons à la pièce pour y déceler la manière dont la musique y prend place comme métaphore de la femme.

Vers la fin de la pièce, on a compris qu’Éva Larmor est un nom fictif créé pour les besoins du roman. On apprend l’identité de la véritable femme : c’est Hélène Metternach – la femme mystérieuse – qui a offert ce disque à Abel Znorko après qu’ils eurent échangé les premiers mots d’amour. En souriant, elle poursuit : « Nous nous adressons des mots d’amour mais qui sommes-nous ? À qui dis-tu : je t’aime ? On ne sait pas qui on aime. On ne le saura jamais. Je t’offre cette musique pour que tu y réfléchisses ». 

Nous apprendrons peu après qu’elle a aussi initié, de la même manière et dans des dialogues strictement analogues, son mari Érik Larsen à cette œuvre lors de leur première rencontre. 

Ce qui permet à Érik Larsen de dire que cette mélodie cachée force à rêver et devient énigmatique. « Les femmes dit-il, sont ces mélodies que l’on rêve et que l’on n’entend pas » 

Les Variations Enigma sont donc une métaphore de la femme, de la gestation puis de l’enfantement puisqu’avec un thème on fait 14 Variations ? 

Il serait utile de savoir de quelle femme parle-t-on ? Il y a, finalement, deux « Hélène » comme il y a deux musiques dans le contrepoint : cette technique de composition qui consiste à développer au moins deux lignes mélodiques. 

 

Ou bien les variations sont une métaphore de l’incapacité à être sûr, du doute existentiel qui habite chaque individu puisque, dans cette musique, on ne sait jamais vraiment ce que l’on entend : l’air secret ou la musique qui en résulte ! 

Ou bien les variations symbolisent la voix de la femme certes mais, en contrepoint, celle de la mère dont l’enfant garde éternellement le souvenir parce qu’elle symbolise, dans les meilleurs des cas, la fiction d’une relation pérenne, fiable et éternellement heureuse. Les citations vont en ce sens : « je l’écoutais comme un enfant sa mère » (Znorko) auquel Larsen répond de façon projective «Il y avait une insouciance d’enfant dans votre amour ». « J’avais 5 ans, 10 ans, 15 ans quand j’étais avec Hélène Metternach (Znorko). »   

Après la prise de distance établie avec tact et progressivité par la mère, il restera la nostalgie durable du souvenir et de la jouissance qu’elle procurait un peu à la manière d’un spectateur écoutant un concert ou suivant un opéra calé dans un fauteuil qui le maintient comme les bras de la mère. C’est presqu’un lien hypnotique : « Vous n’entendez pas ? J’ai l’impression qu’elle est là entre nous deux« . Pour la première fois, Hélène Metternach devient l’équivalent de l’épée qui sépare Tristan d’Yseult, épée qui empêche la fusion des corps et des âme.

Serait-ce finalement de cette empreinte maternelle que sont marqués la pérennité et l’ambivalence des douleurs liées aux rapports homme/femme.

Abel Znorko a anticipé la rupture pour la revivre et la maîtriser enfin. Donc tenter de s’en débarrasser.

Érik Larsen l’a découvert récemment et la vit pleinement et, on le voit, douloureusement, mélancoliquement.

3°- Troisième piste : l’opéra de Patrick Burgan

Patrick Burgan est un compositeur français né en 1960 à Grenoble. Il est agrégé de musicologie et entre au CNSMDP. Il y intègre la classe de Gérard Pisey. Il a été plusieurs fois lauréat de l’Institut de France et sera pensionnaire de la Casa Velasquez de Madrid de 1992 à 1994. Il obtient de nombreuses récompenses et, en 2008, le Grand Prix Sacem de la Musique Symphonique.
L’œuvre de P.Burgan  est importante : des pièces orchestrales, de la musique de chambre, de la musique vocale, des chœur dont vous retrouverez un exemple dans la dernière partie de l’œuvre au moment précisément où le secret est levé sur l’identité de cette voix mystérieuse.

Dans une interview, Patrick Burgan se situe par rapport à la dénomination « musique contemporaine » dont le seul nom suffit à faire fuir les auditeurs en raison des excès de certains compositeurs qui semblaient mettre un point d’honneur à ne pas produire de musique mélodieuse.

Différents courants apparaissent après la fin de la Seconde Guerre mondiale et certains, très déconstructeurs, sont peut-être la trace du chaos et des bruits stridents des bombes, des sirènes et des avions piquant sur leurs cibles. : une musique peu mélodieuse, disruptive et, par certains côtés, violente. A ce titre et en ayant l’esprit large : la musique répétitive des « Français parlent au Français » peut être vue comme une esquisse proche de la musique sérielle !  

A partir des années 50, le diktat de la tonalité est contesté : les mélodies ne sont plus soumises aux lois harmoniques. Il faut donc se démarquer des systèmes classiques et de nombreux courants promeuvent une nouvelle manière d’écrire la musique et de composer une œuvre qui n’est plus seulement appuyée sur une combinatoire de notes mais peut inclure des bruits, des collages, des rythmes et des timbres nouveaux.

Dans le même interview, Patrick Burgan dénonce le côté élitiste de la musique contemporaine – le système tonal a été jeté aux oubliettes – et il prône que les idées nouvelles « doivent se fondre dans la tradition ». Ce que l’on constatera à l’écoute de la partition. 

Je vous propose d’entendre un extrait d’une œuvre qui date de 2001 intitulée Le Lac sur un poème de Lamartine. Elle est interprétée par Maryline Fallot, soprano. J’ai choisi cette œuvre pour débuter car cela rejoint le commentaire de Lionel Esparza qui, recevant Patrick Burgan sur France Musique pour un de ses Portraits contemporains, explique avec l’assentiment du compositeur que ce qui est moteur pour lui de la composition sonore et musicale est, avant toute chose, le texte.

Cela permet de faire le lien avec la note d’intention de l’opéra Énigma que le compositeur a transmise. Il y explique que c’est d’abord le potentiel sonore de la pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt « Variations énigmatiques » qui l’a impressionné. 

De fait, les coups de feu qui émaillent régulièrement le déroulement de la pièce, le rythme des échanges non dénués de violence entre les deux personnages, les dialogues  vifs, secs, tendus la plupart du temps et beaucoup plus cotonneux et apaisés à la fin lorsque les deux personnages vont comprendre et surtout admettre la similitude de leur expérience vis-à-vis d’Hélène Metternach. Ils sont presqu’aussi une forme d’écriture musicale proche du « parlé/chanté » qui, lui-même, est entouré de l’orchestration qui ponctue en plages musicales la dimension émotionnelle que le discours suggère .

Observons qu’il s’agit donc d’une musique descriptive et expressive qui accompagne de façon congruente le texte et ses effets comme lorsque que Larsen laisse tomber « c’est ma femme » puis « Parce qu’elle est morte » où à chaque fois l’orchestre laisse un temps de respiration – presqu’un silence –  établissant une sorte de communauté émotionnelle entre ce que vivaient – sur scène – les personnages et à leur niveau – dans la salle – les spectateurs. Si l’on en juge par la qualité du silence qui enveloppait la salle, il n’est pas exagéré de dire que la puissance expressive – liée au texte – doublée de la force émotionnelle – liée aux situations décrites et vécues par les personnages – constituaient, avec le public, une « aire de jeu commune » entre la salle et le plateau qui n’est pas sans rappeler les travaux de D. Winnicott. D’une certaine façon, comme le précise Patrick Burgan dans ce même interview, « il doit y avoir un envoutement sonore des mots et de la musique ». En caricaturant un peu, il faut que les spectateurs soient dans la pièce ! 

Il faut rajouter que le choix vocal des deux ténors – donc de deux tessitures analogues – renforce, à juste titre l’idée de l’identité des deux personnages – Abel Znorko et Érik Larsen – qui, identiques sur la forme – la tessiture – sont différents dans le vécu de leur expérience. 

A la presque fin de l’œuvre, ils ne forment presque plus qu’un corps face à une Hélène Metternach qui est symbolisée presqu’anonymement, au cours de l’opéra par la citation de la musique énigmatique d’Elgar du thème et andante qui précède la Variation 1.

que l’on retrouve allusivement dans la variation 9

Elle sera relayée dans le seconde partie de l’opéra par un chœur féminin invisible et sans texte – donc énigmatique – qui dit l’auteur « hante la nappe sonore jusqu’à la fin de l’ouvrage ».

 

Patrick Burgan, a aussi écrit 4 opéras dont le plus récent est Peter Pan ou la véritable histoire de Wendy Moira Angela Darling. Le synopsis, où Wendy, grand-mère, raconte son histoire à sa petite fille Lucy et la mort prématurée d’un frère -Peter – trace l’impossibilité dans laquelle le héros – devenu Peter Pan – est dans l’impossibilité de grandir c’est-à-dire de se séparer de sa mère. D’ailleurs n’oublions pas que ce détail n’a pas échappé à Walt Disney puisqu’à un moment donné Peter Pan appelle Wendy Maman et s’endort comme les garçons perdus au son de sa voix.

3° – En guise de conclusion

On ne peut réfuter à l’opéra de Patrick Burgan la dimension contemporaine de son écriture. 

Mais cette dernière ne s’égare pas dans des principes de composition dictés par une doxa esthétique qui, à terme, bride la liberté créatrice du compositeur. Celui-ci tisse, semble-t-il subtilement, autour du texte qu’il choisit et reste primordial, la toile d’une musique à la fois d’une grande force descriptive par ses ponctuations qui renforcent le texte et par le flux émotionnel presque constant qui submerge les spectateurs. 

Il s’agit non plus d’assister passivement mais de partager émotionnellement et intellectuellement la souffrance de ces deux êtres qui vivent l’épreuve primordiale. Celle, tardive pour eux, de se séparer de la mère dont on voit au travers du vécu différent d’Abel Znorko ou d’Érik Larsen qu’elle est toujours, cette épreuve, douloureuse, originale mais salutaire. 

Chacun d’eux peut, enfin, reprendre son propre parcours après avoir traversé ce qui, au fond, relie les humains : être soi. 

Jean-Pierre Vidit

Opéra Magazine - « Enigma »

Il est rare qu’une partition se contente de faire intervenir deux chanteurs pourvus de la même tessiture... C’est pourtant le choix qu’a fait le compositeur français Patrick Burgan (né en 1960), à l’occasion d’Enigma, « dialogue lyrique » donné en première mondiale, à l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz.

Au départ, il y a une pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt, Variations énigmatiques, créée à Paris, au Théâtre Marigny, en 1996, qui met en scène deux personnages : l’écrivain Abel Znorko, retiré dans une île de la mer de Norvège, et le journaliste Erik Larsen, qui lui rend visite en vue d’un entretien. Le texte est assez copieux, mais Patrick Burgan a effectué les coupures qui s’imposaient, afin d’en obtenir un livret, sans changer un seul mot à ce qu’avait écrit l’auteur.

Deux parties, séparées par un entracte, structurent l’opéra, au fil desquelles les protagonistes vont changer de statut. Dans la première, l’écrivain misanthrope, revenu de tout, feint de ne pas comprendre pourquoi un journaliste vient l’interroger sur son dernier ouvrage, qui consiste en un échange de lettres entre un amant orgueilleux (lui, Znorko, qui met son art au-dessus de tout) et Hélène, dont il s’est séparé, afin de ne pas se sentir prisonnier de l’amour, mais avec laquelle il entend continuer une liaison épistolaire.

À mesure que progressent les discussions entre Abel Znorko et Erik Larsen, on comprend que la femme éloignée par le premier est devenue l’épouse du second, et que Larsen est venu chez Znorko afin de lui demander des comptes. Dans la seconde partie, c’est donc Larsen qui prend l’initiative et révèle à Znorko que les missives envoyées par sa correspondante étaient, en réalité, écrites par lui-même, Hélène étant morte d’un cancer.

Au-delà de l’intrigue, habilement ficelée, Enigma s’interroge sur le sens de la vie d’un artiste, sur le statut des lettres d’un écrivain (font-elles partie de son œuvre ?), sur la dialectique entre l’artifice et la vérité, etc. Le propos n’a toutefois rien de démonstratif, Patrick Burgan ayant rendu sa musique nécessaire, en apportant au texte un surcroît de lyrisme. Son récitatif peut paraître monotone dans la première partie, qui tarde à s’installer, mais il le varie davantage par la suite et réussit à dramatiser une situation tendue, dont les arrière-plans et les non-dits, précisément, participent de cet au-delà des mots qu’on appelle la musique.

Les échanges entre les deux personnages prennent vie et l’émotion devient réelle, c’est-à-dire la musique nécessaire, quand Larsen devient le protagoniste principal, devant un Znorko tout à coup prostré. Le récit par le journaliste de la mort d’Hélène et le passage a cappella, au cours duquel il avoue être l’auteur des lettres, sont des moments suspendus. Le spectacle doit beaucoup à la qualité des deux chanteurs, tous deux ténors et tous deux canadiens (il s’agit d’une coproduction avec l’Opéra de Montréal). Patrick Burgan raconte : « J’ai longtemps hésité sur le registre vocal de chacun... Un Znorko basse et un Larsen ténor, cela me paraissait trop convenu ; une simple inversion de ces registres, c’était un peu artificiel. » D’où ce choix de deux ténors : en Znorko, Antoine Bélanger est le plus aigu, le plus tranchant, celui qui, au départ, prétend se situer ailleurs, en surplomb des hommes ; en Larsen, Jean-Michel Richer, moins haut perché, a le timbre soyeux de l’amoureux qui, peu à peu, se révèle et rejette le premier dans la sécheresse de son cynisme.

La mise en scène de Paul-Émile Fourny accompagne, pas à pas, ce huis clos, en ménageant des moments de rupture. Celui où Znorko, informé qu’Hélène est la femme de Larsen, fait s’écrouler la pyramide de livres qu’il avait patiemment bâtie, est une belle idée qui annonce que tout bascule.

Quelques accessoires (une machine à écrire, un magnétophone à bandes) situent l’action à une époque où l’on ne se contentait pas de courriels et de textos. Et la maison de Znorko est très simplement figurée par un assemblage de néons, qui accueillent une autre structure de néons, la lumière de l’un et l’autre pouvant changer de couleur, au fi l des situations. (Ce dispositif accueille aussi la pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt, mise en scène par Paul-Émile Fourny dans la foulée des représentations de l’opéra, avec Hugo Becker et Pierre Rochefort.)

Dans la fosse, Daniel Kawka dirige, avec un mélange de précision et d’intensité, un orchestre nombreux, mais intelligemment disposé (une harpe est dans une loge, côté jardin, des percussions dans une autre loge, côté cour). Il rend claire l’orchestration touffue de Patrick Burgan. Il parvient aussi à intégrer au tissu musical les apparitions, tout à coup désarmantes de simplicité, du thème des Variations Enigma d’Elgar, qui figurent l’absente – laquelle, paradoxalement, est présente par un chœur de femmes qui, à la fi n, nous rappelle la beauté du mystère de l’amour, qu’il soit vécu dans les lettres ou dans la chair des hommes.

CHRISTIAN WASSELIN

Au théâtre

  • Metz, Opéra-Théâtre de l'Eurométropole de Metz - novembre 2022
  • Montréal, Opéra de Montréal - avril 2024