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Madame Pylinska et le secret de Chopin Le visiteur
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Résumé

« Marcher là-bas, où tout a commencé. » 

Après La Nuit de feu, où Éric-Emmanuel Schmitt décrivait son expérience mystique dans le désert du Hoggar, il revient aux sources avec ce récit de voyage en Terre sainte, territoire aux mille empreintes. Bethléem, Nazareth, Césarée, lieux intenses et cosmopolites qu’il saisit sur le vif tout en approfondissant son expérience spirituelle, ses interrogations, réflexions, sensations, étonnements jusqu’à la surprise finale, à Jérusalem, d’une rencontre inouïe avec ce qu’il nomme « L’incompréhensible ».



Critiques

Le Monde - « Depuis que nos sociétés ne croient plus en Dieu, elles croient en n’importe quoi »

Longtemps éloigné de la religion, l’écrivain s’est d’abord qualifié d’« agnostique croyant », et finalement de chrétien. De retour d’un voyage en Terre sainte, il explique pourquoi la foi constitue « un espace profondément critique qui sollicite la liberté ». 

 

C’est l’histoire d’un cheminement. Un itinéraire qui a conduit Eric-Emmanuel Schmitt de l’athéisme au christianisme. Cette métamorphose ne s’est cependant pas faite en un jour, mais en deux voyages qui se sont avérés fondateurs dans son existence. Le philosophe a eu l’occasion d’évoquer le premier dans son livre La Nuit de feu (Albin Michel, 2015). Il y racontait comment, jeune homme athée de 28 ans, il était ressorti croyant du désert du Hoggar où il s’était perdu nuitamment, en 1989. Dans son dernier ouvrage, Le Défi de Jérusalem (Albin Michel, 224 pages, 19,90 euros), le romancier poursuit sa mue vers un christianisme non plus seulement intellectuel, mais vécu à travers tous ses sens, dit-il. Répondant à une invitation du Vatican, il accepte l’idée de partir en Terre sainte, « pèlerin parmi les pèlerins », pour en revenir avec un carnet de voyage spirituel. 

 

Avez-vous été surpris que le pape François ait sollicité pour faire ce voyage un « croyant lacunaire », comme vous vous qualifiez vous-même, davantage qu’un catholique plus traditionnel ? 

Cela m’a étonné du Vatican, qui se donne comme la voix officielle du christianisme, mais pas du pape François ! C’est quelqu’un qui ose montrer la distance qui s’est parfois créée entre l’institution qu’il dirige et la réalité des textes évangéliques. Peut-être considère-t-il que les « francs-tireurs » manifestent davantage l’esprit des Evangiles que certains représentants de l’institution. 

 

En donnant suite à cette invitation, n’avez-vous pas craint d’être contraint dans votre liberté d’écrivain ? 

Pour le dire simplement : j’ai accepté le voyage, mais j’ai refusé la commande. J’ai financé le pèlerinage par mes propres moyens en prévenant que je produirais un livre uniquement si le voyage générait quelque chose de suffisamment fort pour le faire. J’ai ainsi transformé la commande en incitation et il n’y a eu aucune relecture institutionnelle. Lorsque le pape François a pris connaissance du livre, il m’a envoyé une lettre très émouvante qui en est devenue la postface. 

 

Comment s’est fait votre cheminement de l’athéisme au christianisme ? 

Je viens de ce que j’appelle la « famille Poisson rouge », laquelle, de fait, ressemble à beaucoup de familles françaises : les enfants ont été baptisés par convention sociale mais la pratique religieuse est inexistante. Quand nous allions à la messe pour des mariages ou des baptêmes, nous nous mettions au fond de l’église et nous ouvrions la bouche, tels des poissons rouges, car nous ne connaissions jamais les prières ou les chants. J’ai d’abord vécu dans cet éloignement de la religion, en étant parfaitement à l’aise avec cet athéisme qui, de familial, est devenu instruit au fur et à mesure de mes études de philosophie. Elève de Derrida à l’Ecole normale supérieure, j’ai fait mon doctorat sur Diderot, philosophe matérialiste athée. 

Mais un jour, le jeune homme de 28 ans que j’étais est parti en voyage ; entré dans le désert athée, j’en suis ressorti croyant. Je me suis perdu pendant trente-deux heures dans les montagnes du Hoggar, et la nuit que j’ai passée sous les étoiles s’est muée en expérience mystique. J’ai vécu le contraire de la peur : la confiance. Bien plus tard, j’ai consacré un livre à cette extase : La Nuit de feu, en référence à Blaise Pascal, qui avait nommé ainsi la nuit l’ayant fait passer de l’incroyance à la croyance. Néanmoins, si cette nuit dans le désert m’a donné la foi, cette dernière n’était déposée dans aucun cadre religieux. C’était une foi en Dieu, en l’Absolu. Je suis ressorti croyant mais pas chrétien, j’avais foi dans le Dieu de toutes les religions et d’aucune en particulier. 

De retour du désert, je me suis mis à lire les textes des mystiques ; c’était toujours par cette veine que j’abordais la religion, et non par le dogmatique. J’avais la surprise de me découvrir des frères et des sœurs venant d’époques et de cadres religieux différents. J’y voyais la confirmation de ce sentiment ressenti pendant ma nuit dans le désert, à savoir que toute personne qui parle de Dieu parle à peu près de la même expérience. Cependant, à défaut d’avoir un langage pour le dire, il y a des manières de le dire ; les religions sont donc des manières de dire, de ritualiser, d’organiser le sacré. 

Quelques années plus tard, je lis au cours d’une nuit les quatre Evangiles à la suite, ce que je n’avais jamais fait. Cela me bouleverse pour deux raisons : à mon expérience du désert venait s’ajouter l’importance de l’amour, les Evangiles nous invitant à modifier notre rapport à l’autre, lequel ne doit plus se jouer sur le mode de la peur et de l’intérêt mais de l’amour. 

Avant le christianisme, aucune religion n’avait eu autant d’audace. Dans le judaïsme, il s’agit de remplacer la crainte par le respect – ce qui est déjà énorme. Mais la folie du christianisme, le romantisme du christianisme, c’est de remplacer le respect par l’amour. Je pense que les chrétiens sont des juifs sentimentaux. Cette proposition me paraît aussi incongrue que sublime, aussi merveilleuse qu’impossible, et je me sens attiré. 

L’autre élément qui m’interpelle, c’est que les quatre Evangiles ne racontent pas la même chose. J’y vois un facteur d’authenticité – dans un procès, les faux témoins sont toujours d’accord. Et puisque le récit n’est pas figé, qu’il est vivant, il y a une place pour une autre lecture – la mienne –, une place pour un cinquième évangile – le mien : un évangile critique, personnel. Il y a un espace philosophique, poétique, existentiel et spirituel énorme, et je m’engouffre dedans – ce qui donnera, plus tard, mon ouvrage L’Evangile selon Pilate (2000). Je m’approchais donc du christianisme même si, avant ce voyage à Jérusalem, mon christianisme n’était qu’intellectuel. Ce qui change avec le pèlerinage, c’est que mon christianisme va soudainement prendre corps. 

 

« Croire, il le faut bien, mais en quoi ? », écrivez-vous. Précisément, en quoi croyez-vous ? 

J’observe que depuis que nos sociétés ne croient plus en Dieu elles croient en n’importe quoi : astrologie, numérologie, et j’en passe. Il y avait au moins une bonne chose dans la domination des Eglises chrétiennes : elles indiquaient en quoi croire – les quatre Evangiles – plutôt qu’en n’importe quoi. Notre époque est certes brillante par son inventivité scientifique et technologique. Je mesure tout ce que m’apporte le numérique : de chez moi, je peux accéder à des bibliothèques du monde entier. Cependant, bien que notre époque soit belle technologiquement, je la trouve plate, au sens où l’univers se réduit à de la matière. L’homme pense qu’il a le privilège de l’esprit et se coupe de la faune, de la flore, du vivant – ce qui est, pour moi, un immense appauvrissement de l’expérience humaine. Cette dénaturalisation est une impasse, car elle enferme l’homme dans une solitude métaphysique qui explique que nous soyons de grands consommateurs de psychotropes. 

De la même manière, l’évacuation par une partie des populations du spirituel et du divin constitue un aplatissement du monde. Que l’existence et le monde cessent d’être un mystère pour une partie de nos contemporains est une grande perte. C’est un mystère d’être, un mystère de disparaître. Aplatir ce mystère à un phénomène matériel, c’est s’amputer. Nous sommes devenus des amputés spirituels. 

Toujours est-il que depuis ma nuit dans le désert je crois en un monde qui est organisé par le sens ; en un monde qui produit de la vie et déteste le néant ; en un monde où tout a une justification. Je dois avouer que parfois le sens m’échappe, mais j’attribue cela à la finitude de mon esprit et non à la finitude du monde ; je ne dis pas « c’est absurde » mais « c’est mystérieux ». Je fais crédit au monde. Et puisque je suis entré dans le christianisme, je crois encore à autre chose, à plus. Y a-t-il eu incarnation et y a-t-il eu résurrection de Dieu ? A ces deux questions, je réponds oui – par conséquent, je me considère comme chrétien. 

 

« A la différence de la raison qui soumet notre esprit, la religion sollicite notre liberté », dites-vous dans votre livre. Beaucoup de gens sont convaincus du contraire, à savoir que la raison émancipe, tandis que la religion asservit... 

Une proposition rationnelle n’a pas à être discutée : deux et deux font quatre, cela n’a pas besoin de mon assentiment. Le rationnel est ce qui vaut pour tous indépendamment de la résistance de chacun ; il se passe de notre consentement. La proposition religieuse, quant à elle, sollicite notre assentiment ou notre refus ; ce faisant, elle s’adresse à notre liberté. Ainsi, il y a plus d’espace critique en face des propositions de la religion que de celles de la raison. L’instruction religieuse devrait être un espace profondément critique qui sollicite la liberté. En lisant les textes sacrés, y compris au sein d’une tradition unique, on voit bien qu’ils se contredisent eux-mêmes. Avoir une instruction religieuse, ce n’est donc pas pratiquer l’obéissance mais l’analyse critique ; c’est comparer, peser les choses, c’est faire la même chose qu’en lisant un texte de Nietzsche ou de Kant : travailler le texte pour qu’il produise un sens cohérent. 

 

Pour autant, n’êtes-vous pas gêné par le côté dogmatique que prennent souvent les structures religieuses ? 

Il est clair que les institutions religieuses font beaucoup de mal à la vie spirituelle, et que la cause de Dieu a plutôt été desservie par les Eglises. Bien sûr, il y a à l’intérieur des institutions des gens d’une haute spiritualité qui savent revivifier le sens et nous ouvrir des horizons. Mais les institutions qui les mènent ne sont qu’humaines, et comme François de Sales (1567-1622) le disait : « Partout où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. » 

 

Quelles sont les vertus particulières du voyage ? Pourriez-vous écrire, à l’instar d’une de vos figures d’inspiration, le missionnaire Charles de Foucauld (1858-1916), à la fin de sa vie : « Je ne pense plus voyager » ? 

Je crois aux bienfaits du voyage. Le premier bienfait, c’est de rompre avec son confort, avec les siens, avec ses habitudes – pas seulement physiques mais aussi mentales. C’est la possibilité de se rendre neuf, différent. Dans une démarche spirituelle ou intellectuelle, la coupure me semble fondamentale. D’ailleurs, les deux étapes essentielles de ma construction spirituelle se sont produites lors de voyages : dans le Hoggar et en Terre sainte. Dans ma vie quotidienne, je suis un peu trop préoccupé de contrôler les choses. Je me suis fabriqué une conception du monde qui me procure sans doute une forme de confort, mais dans laquelle je ne suis pas interrogé. L’autre dimension fondamentale du voyage est d’accueillir, d’ouvrir les bras aux rencontres, aux expériences, à ce qui se passe d’inattendu ; cesser de projeter, d’attendre et se mettre en état de réception. Le voyage est absolument essentiel pour moi. 

 

En quoi ce voyage en Terre sainte a-t-il été différent des autres périples que vous avez pu faire ? 

Je me suis joint à un groupe de pèlerins très pieux originaires de La Réunion. De mon côté, je ne pratique pas, j’ai une foi sauvage et solitaire, qui s’est construite dans le désert et la lecture. Tout à coup, me voilà projeté dans une orgie de messes et autres vêpres [rires] ! Mon premier réflexe a été la fuite. Rapidement, néanmoins, j’accepte de me prêter à l’expérience. Un des premiers bénéfices de cette pratique intensive est que je prends conscience des bénéfices du rite, quelle que soit son origine religieuse – la régularité, le fait de lutter contre la dispersion des pensées pour se rassembler dans la prière, la méditation de certains textes... Je découvre un autre rythme qui me touche et m’apaise. 

Une autre chose plus spécifiquement chrétienne, c’est l’eucharistie. Recevoir l’hostie, la garder, l’ingérer est pour moi très puissant : à mesure que quelque chose descend dans mon estomac, quelque chose monte dans mon esprit. Je ressens avec une intensité extrême ce moment fondateur, au point que je ne peux plus m’en passer. 

 

Vous parlez effectivement de ce pèlerinage de manière très sensorielle. En quoi cela a-t-il mobilisé non seulement votre foi, mais aussi votre corps et vos sens ? 

Le christianisme repose sur des mystères. Le propre d’un mystère est qu’il est inappréhendable par l’intelligence : un Dieu qui s’est fait homme, cela n’a aucun sens d’un point de vue rationnel. En revanche, j’ai vécu au Saint-Sépulcre, sur cet endroit qui est peut- être le Golgotha où Pilate faisait exécuter les condamnés, quelque chose d’inexplicable pour mon esprit : tout à coup, mon corps ressentait la présence de quelqu’un – je le sentais par mon odorat, je percevais sa chaleur et son regard. Les mystères qui échappent à l’esprit, le corps les pénètre, c’est ce qui a été ma plus grande surprise. 

 

Qu’appelez-vous « le défi de Jérusalem » ? 

Le défi de Jérusalem, c’est le changement du discours de Dieu. Dieu a d’abord dit à
Jérusalem : « Ecoutez-moi ! » C’est le seul lieu sur terre où, horizontalement, Dieu a parlé aux trois monothéismes. A cet égard, c’est un lieu unique. Mais le discours de Dieu a changé : de vertical, il est devenu horizontal, puisque Dieu semble dire aux juifs, aux chrétiens, aux musulmans et aux athées : « Entendez-vous ! » Il nous lance un défi et nous appelle à être fraternels plutôt que fratricides. Pourtant, Jérusalem est le lieu des fratricides depuis des siècles ; cela s’intensifie d’ailleurs en ce moment. Or, les frères deviennent fratricides lorsqu’ils oublient qu’ils ont une origine et une histoire communes. 

Virginie Larousse

L'Osservatore Romano - « Dans la ville où tout a commencé (et rien n’est fini) »

«Réapprendre à marcher» est le dernier vers du poème Visite au Saint-Sépulcre, de Jean-Pierre Sonnet, jésuite, bibliste et poète belge qui a consacré son dernier livre à Jérusalem, La ville où tout homme est né (éditions Le Taillis Pré, 2021, 56 pages). J’offre ce petit livre, qui vient d’être publié, à Eric-Emmanuel Schmitt, qui s’est lui aussi rendu dans la ville trois fois sainte et auteur d’un livre-reportage sur cet «étrange voyage commencé il y a plusieurs années». C’est au siège de la Lev, qui a co-édité la version italienne de son livre Le Défi de Jérusalem. Un voyage en Terre Sainte (éd. Albin Michel, 2023, 217 pages, enrichi d’une lettre du Pape François à l’auteur), parue tout récemment, que je rencontre l’écrivain français pour discuter. Nous partons de ce vers de Jean-Pierre Sonnet qui insiste sur le fait de marcher pour devenir «l’ange d’une bonne nouvelle». La bonne nouvelle, dit Schmitt, c’est que «j’ai changé: quand je suis arrivé au Saint-Sépulcre, il s’est produit quelque chose de totalement inattendu, quelque chose que je n’avais jamais imaginé. J’ai ressenti avec mes sens la présence d’un homme mort il y a 2000 ans, j’ai expérimenté le mystère du christianisme, fondé sur un mort-vivant».

Je regarde cet homme de 63 ans, débordant d’une énergie qui rayonne, avec de larges épaules et un visage de boxeur qui encadre deux yeux vifs, aussi perçants que ceux des enfants en proie à une joie mystérieuse, et il me vient à l’esprit de lui demander la raison de ce bonheur, de faire le point sur ce voyage tant attendu, car tout dans la vie de Schmitt convergeait vers cette ville, depuis qu’il a écrit le roman L’Evangile selon Pilate.

Vous étiez parti à Jérusalem, écrivez-vous au début du livre, «pour donner un corps à ma foi», en a-t-il été ainsi?

Oui. Au moment de partir, je me suis retrouvé au seuil d’un désir, celui de marcher dans les lieux où tout a commencé et où tout a pris forme. Et à la fin du livre je dois enregistrer et raconter que j’ai rencontré ce corps, son odeur, sa consistance. J’ai essayé de décrire par des mots l’expérience que j’ai vécue au Saint-Sépulcre et cela n’a pas été facile, mais je peux dire que le voyage s’est accompli parce qu’il a donné corps à ma foi. Avant, j’avais une foi intellectuelle, mentale, basée uniquement sur la lecture des quatre Evangiles et sur mes recherches sur l’histoire du christianisme. J’ai retrouvé la dimension physique, matérielle de la foi, qui est fondamentale. C’était un don, une grâce qui m’a bouleversé et qui est en train de me changer.

Le livre décrit de façon concrète toute la difficulté d’accueillir l’impact de la Terre Sainte, si fascinante et repoussante à la fois. Quand vous arrivez à Nazareth, vous vous sentez obligé d’écrire à son propos: «Elle s'apparente à mille endroits. Voilà ce pour quoi j'ai franchi des milliers de kilomètres: la banalité». Et quelques pages plus loin, vous formulez l’hypothèse d’un véritable «syndrome de Nazareth» qui exprime «la disproportion entre le point de départ et le point d’arrivée».

Ce fut peut-être la première leçon du pèlerinage: découvrir l’extraordinaire au milieu de l’ordinaire. Et ça a changé mon regard car maintenant je pense qu’il n’y ait rien d’ordinaire. 

Une fois arrivé à Jérusalem, les choses se compliquent encore plus. Là-bas, vous trouvez un mur et les conditions parfaites pour une tragédie, une dimension — écrivez-vous — qui est très différente du drame…

En effet, la tragédie c’est quand il semble n’y avoir aucune solution au conflit entre deux positions également légitimes, le drame par contre c’est l’histoire simplifiée de ceux qui rejettent la complexité, et aujourd’hui les marchands de drames prolifèrent. Il y a en effet abondance de gens qui ont une solution simple à un problème complexe. Mais la réalité c’est que nos vies sont souvent tragiques: les gens s’opposent et leurs positions ont toutes leur propre légitimité. C’est la condition humaine: deux légitimités à la fois, comme l’exprime le grand film de Jean Renoir, La Règle du jeu, où le protagoniste affirme «le problème dans ce monde, c’est que chacun a ses bonnes raisons». La tragédie ici à Jérusalem a un nom: le fratricide. La conscience d’une fraternité originelle s’est perdue, la mémoire du père commun s’est perdue. Une ville, Jérusalem, où les pierres semblent réussir quelque chose que les hommes sont incapables de réaliser: la coexistence. Sans retrouver cette conscience d’être «tous frères», on ouvre la porte au fratricide. Si la fraternité s’affaiblit, le fratricide l’emporte. Les frères deviennent fratricides quand ils oublient qu’ils ont une origine commune, quand on croit que le début de sa vie coïncide avec soi-même. La solution passe par la connaissance réciproque, la conscience du fait que nous avons une histoire commune, même au niveau génétique, qui concerne aussi, par exemple, les Israéliens et les Palestiniens: eux aussi sont frères.

Du niveau social et politique, le livre descend à un niveau personnel et intérieur et réfléchit sur le thème de la relation entre foi et raison; ici vous mettez également en jeu le thème de la liberté.

Oui, parce que je pense que l’homme occidental a donné trop de poids à la raison et qu’elle a tendance à nous étouffer alors que la religion nous offre la liberté parce que c’est une proposition à laquelle on peut donner son accord ou non. Je sais, ma position est impertinente mais je pense que c’est exactement comme ça. La raison ne laisse aucune place à la liberté. Et ici je cite «mon» Pilate avec sa célèbre question: «Qu’est-ce que la vérité?» pour faire comprendre que ce qui me tient à cœur n’est pas la vérité de la logique, qui évolue dans le domaine de la nécessité et ne concerne pas ma liberté, ne m’interroge pas; deux plus deux font quatre, point final. La réalité, en revanche, est de par sa nature excessive. La religion répond bien mieux à cet excès, même avec son «incertitude» dont parle Pascal. La religion passe par la liberté, rien ne nous rend plus libres que la religion. Lorsque j’ai vécu l’expérience mystique dans le désert ou au Saint-Sépulcre, j’étais libre de l’accepter ou de la rejeter. Et j’aurais aussi pu justifier l’expérience par des explications émotionnelles ou psychanalytiques, mais le fait est que cette expérience a sollicité ma liberté.

En effet, dans votre livre, vous affirmez qu’«à la différence de la raison qui soumet notre esprit, la religion sollicite notre liberté. Elle lui présente une vision, un programme, des valeurs, des rites, et espère son acquiescement», mais vous ajoutez ensuite que certains détestent cette liberté.

Il existe deux types de personnes, opposées les unes aux autres, qui refusent la liberté: les nostalgiques de la raison, athées et agnostiques, et les nostalgiques d’une idée de religion intégriste et fondamentaliste. Deux positions idéologiques opposées qui convergent. Tous deux n’aiment pas la liberté de la religion, ils sont «allergiques» à l’incertitude. On peut aussi appeler cette incertitude «mystère», non pas l’inconnu mais l’incompréhensible. Le mystère est quelque chose qu’on ne comprend pas, mais que l’on ressent et qui peut nous donner matière à réflexion et à l’espoir. Le mystère est dynamique, il grandit avec toi, voire te fait grandir. Comme je l’écris dans mon livre: «Je ne comprends toujours pas le mys-tère, mais je le perçois intensément. Ma foi est devenue un assentiment à la réalité». En considérant ma réalité, je dois reconnaître que j’ai reçu deux dons extraordinaires: lors de la «nuit de feu» dans le désert et à l’intérieur du Saint-Sépulcre, j’ai été «visité». Croire pour moi aujourd’hui n’est plus hypothétique. Je peux me construire à partir de ce que j’ai reçu. Maintenant, je peux dire que ma vie est construite sur cette capacité à m’étonner, à tout ressentir comme si c’était la première fois: quand j’écris ou mets en scène pour le théâtre, quand j’écris un roman... en tout je saisis la nouveauté, la fraîcheur, un peu comme le fait Oscar, l’enfant protagoniste de l’un de mes précédents romans.

En présentant votre livre à Rome, le cardinal Tolentino est parti de ce passage magnifique: «Mon christianisme ne constitue pas un savoir, mais une façon d'habiter ce que ma raison ignore. Grâce à lui, je me dirige à travers une forêt, l'obscure condition humaine. Toujours à tâtons, quoique avec toujours plus de lumière». Une image presque dantesque de la vie vue comme une «forêt sombre»…

Quand j’étais athée, je voyais la condition humaine comme un labyrinthe dans lequel on se perd et d’où on ne peut s’échapper. Maintenant, je le vois comme un chemin, ou plutôt comme un passage. Le chemin est sombre mais il y a des lumières pour suivre le chemin et sortir. C’est pourquoi j’admire beaucoup les gens profondément athées, car ils pensent que pour éclairer ils n’ont que la lampe qu’ils ont eux-mêmes fabriquée. Moi, la lampe, je l’ai reçue. Les athées traversent la vie avec courage, moi, je la traverse avec confiance.

Ce défi de Jérusalem dont vous parlez est lié au fait que, comme vous l’écrivez dans le livre, «Jérusalem nous réveille. Ou plutôt Dieu à travers elle», et plus loin: le lieu «où tout a commencé, rien n'est fini». Une ville ouverte, qui ne se ferme pas et ne peut être renfermée dans des définitions, mais qui déploie une puissance vitale et, en son sein, une promesse.

Exactement, parce que Jérusalem, c’est nous, les humains. Capables de tirer de nous-mêmes le meilleur mais aussi le pire. Cette ville est un concentré des diversités et des contradictions humaines: la fraternité et le fratricide, le mur et le pont. Voici pourquoi elle peut parler à tous les hommes: au chrétien, au juif, au musulman et au non-croyant. Quand j’ai traversé Jérusalem, la ville me demandait: qui es-tu? A la fin du voyage, je répondais: «Je suis chrétien» et, toujours à la fin, j’étais encore plus moi-même qu’avant et en même temps je ressentais le devoir de reconnaître les autres. Jérusalem est un appel à la fois à approfondir sa propre identité et à respecter celle des autres. Un lieu unique.

A la fin, vous répondez à la question de Jésus: «Et vous, qui dites-vous que je suis?» et vous racontez que quand vous étiez jeune, vous considériez Jésus comme un mythe, puis vous avez admis qu’il était prophète; devenu plus âgé, vous en êtes arrivé à affirmer qu’il était philosophe, enfin aujourd’hui vous pouvez murmurer qu’il est «le Fils de Dieu». Ce verbe «murmurer» est une référence biblique, la théophanie de Dieu à Elie sur le mont Horeb…

Je crois au pouvoir du murmure, du chuchotement. On se fait mieux comprendre par les autres si l’on murmure que si l’on crie. Nous avons besoin de parler à voix basse et arrêter de crier, car parler -ainsi, avec un léger murmure, crée de l’intimité. C’est comme en musique, il faut laisser de la place aux différents sons, aux nuances et même au silence.

Enfin, la nudité. C’est un thème qui revient souvent dans ces pages. Les hommes, écrivez-vous, vivent les trois moments fondamentaux de la vie en étant nus: naître, aimer, mourir. Et ce livre apparaît comme une longue confession, une mise à nu. Peut-être parce que Jérusalem est une ville qui se dévoile?

Au début la ville provoque le contraire, un instinct, un désir de protection, d’avoir une armure de défense, qui se transforme en un carapace. Mais après avoir fréquenté la ville, elle vous amène à être ce que vous êtes. Cette ville est un rituel initiatique. J’avais déjà été à Jérusalem en quelque sorte quand j’ai écrit L’Evangile selon Pilate, mais aujourd’hui j’en ai fait l’expérience concrète, physique. Ecrire est pour moi une expérience très particulière, elle a à voir avec l’accouchement et la naissance, car la plume révèle les pensées les plus cachées de celui qui écrit. Lorsqu’il m’arrive de parler et de répondre à d’autres personnes, même sur des sujets com-plexes, je pense ou je parle d’une manière très claire et directe, car dans la vie normale, je ne suis que moi-même. Mais quand je prends la plume et j’écris, tout devient beaucoup plus complexe, parce je ne suis plus moi-même, je suis les hommes, je suis sur un terrain où l’on se retrouve tous. Un peu comme Jérusalem.



Andrea Monda

Le Pèlerin - « Les pierres sont plus sages que les hommes »

Après l'effet de surprise, cette proposition m'apparaît comme une évidence. Je suis plongé dans l'écriture de Soleil sombre et la sortie des Hébreux d'Égypte. Cette Terre promise tant espérée par eux, le Saint-Siège m'invite à la fouler à mon tour. Ma vie et mon œuvre littéraire s'alignent. Je me sens réconforté par cet appel: aller marcher là-bas, où tout a commencé .

Pourquoi partir quand on a déjà étudié, écrit sur le sujet ?

Je me suis demandé si j'allais progresser spirituellement en me déplaçant. Ou au contraire perdre mes repères, me disperser? L'esprit avance aussi par les pieds. J'ai décidé de partir pour donner corps à ma foi.

Ignorez-vous vraiment ce qui vous attend là-bas ?

Ma grande peur est qu'il ne se passe rien. Et en même temps, une tension irrésistible m'habite ; je me sens disponible, prêt à la rencontre.

Sur place, le « complexe de la famille Poisson rouge » des Schmitt ne vous quitte pas.

Ce sentiment d'imposture dans une église vient de l'enfance. Mes parents étaient athées. Quand nous participions à un office, nous ne connaissions pas la liturgie, et durant les chants et les prières, nous ouvrions la bouche sans émettre aucun son. Je nous avais surnommés la famille Poisson rouge. À 28 ans, quand je suis devenu croyant après ma nuit au désert, j'ai construit ma foi de manière sauvage et solitaire. Puis la lecture des évangiles a fait naître ma passion pour Jésus mais ne m'a pas relié à une communauté. Et je me retrouve à Nazareth, me demandant pourquoi Dieu a choisi un trou pareil, parmi des pèlerins qui s'apprêtent à célébrer les vêpres. Mal à l'aise, réticent, confus, je reçois la communion. Et mon coeur s'affole.

Durant tout le pèlerinage, cette part de vous qui se défend va peu à peu s’ouvrir.

Et l'eucharistie prendre une place importante. L'hostie descend dans mon oesophage et monte dans mon âme. Mon corps ingère celui du Christ, mon esprit reçoit son message. Même si mes performances en Ave Maria ne s'améliorent pas, j'absorbe la même hostie que mes compagnons de voyage et, quand la messe en plein air sur les rives du lac de Tibériade s'achève, je regrette qu'elle soit déjà finie.

À Nazareth, vous avez rendez-vous avec Charles de Foucauld.

Je lui dois tout. Si je n'étais pas parti dans le Hoggar pour écrire un scénario sur son destin, je n'aurais jamais vécu ma nuit mystique. Charles de Foucauld a séjourné trois années à Nazareth chez les Clarisses avant d'aller témoigner du Christ parmi les Touaregs. Je m'assois dans le jardin qu'il entretenait pour les sœurs et je récite sa prière: "Mon Père, je m'abandonne à toi…" Ce saint a été mon guide, il m'a aidé à percevoir ce qui me dépassait.

En vous rendant à Bethléem, vous découvrez le mur qui sépare Israël et la Palestine.

Le mur, sa laideur, son échec. L'essence de la tragédie. Chacun justifie son occupation du territoire par une présence ancestrale et dénie ce droit à l'autre. Personne n'a ni tort ni raison. Le mur, c'est la force qui prend le pas sur le dialogue, la complexité, la nuance. Je préfère les ponts qui ouvrent l'horizon.

Jérusalem vous rebute d’abord, pourquoi ?

Au mont des Oliviers, je contemple cette citadelle guerrière et perçois davantage d'agressivité que d'hospitalité. Comme Jésus, je préfère la verte Galilée à cette clameur qui gronde entre les remparts. À l'intérieur de l'enceinte, notre groupe arpente d'interminables venelles, assailli par les marchands, pour se rendre au Saint-Sépulcre. Quelques secondes au pied de l'autel, poussés par des moines qui gèrent la circulation, insensibles à l'émotion des croyants. Je suis affligé par cette mascarade.

Et pourtant vous allez y vivre une expérience physique, charnelle.

En touchant le rocher où fut plantée la croix du Christ, je suis saisi. Je sens la chaleur d'un être invisible. L'odeur d'un corps. Je suis envahi, absorbé par la présence d'un vivant que j'ai l'impression de frôler. J'éprouve dans ma chair la rencontre avec un homme et un Dieu. Je fais une expérience sensible, bouleversante du Mystère. Je me sens aimé.

Avez-vous hésité à livrer ce témoignage intime ?

Comment garder pour moi ce cadeau, cette révolution intérieure de la révélation? J'ai voulu la partager, tenter de la mettre en mots pour permettre à d'autres d'exprimer le sentiment d'une transcendance. L'intuition, la sensation sont d'autres chemins de la connaissance. Je préfère être à ma place qu'à celle de ceux qui se moqueront.

Via dolorosa, esplanade des Mosquées, mur des Lamentations, vous foulez les lieux des trois monothéismes et des conflits.

Pourquoi les trois religions ne peuvent-elles dialoguer alors qu'elles vénèrent le même Dieu? Les synagogues, les églises, les mosquées coexistent bien entre les remparts. Les pierres sont plus sages que les hommes ; elles savent qu'elles sont faites d'une matière commune. La cité millénaire nous avertit: croire n'est pas savoir, aucune religion ne détient la vérité. Ici plus qu'ailleurs Dieu nous met au défi de la fraternité. Je pensais traverser Jérusalem. C'est Jérusalem qui m'a traversé.

Au retour, le pape François vous reçoit comme un frère, qu’avezvous perçu de lui ?

Sa bienveillance infinie, sa lumière. Le pape est un être habité par une force plus grande que lui, qu'il se consacre à servir. Chez François, Dieu est au travail.

Catherine Lalanne

Le Figaro - « Il touche l’âme et le corps. Il ne laissera personne indifférent. »

Eric-Emmanuel Schmitt a suspendu, un instant, l’écriture de La Traversée des temps dont il a publié le troisième tome l’an passé, sur les huit annoncés, pour 

rédiger une traversée de...lui-même. L’instant, c’est un mois en Terre sainte, où l’écrivain est parti en pèlerinage. Il en tire un inhabituel récit de voyage, Le Défi de Jérusalem, où il découvre son intimité spirituelle avec la sincérité qu’on lui connaît. Celle d’un homme partagé entre un cerveau « voltairien » dont il se revendique et une âme de croyant qui ose parler clair de sa foi. 

 

On y retrouve les accents de l’éblouissant La Nuit de feu, où il raconta en 2015 son aventure mystique à Tamanrasset, aux portes du désert. Dans l’avion vers Jérusalem, ce sont les premières pages, il se souvient:«J’entrai dans le Sahara athée, j’en ressortis croyant. » Il avait 28 ans. Il en a 63 à présent. L’appareil vire au-dessus de Tel- Aviv avant d’atterrir, il se remémore une deuxième nuit de feu, sa découverte passionnée des Évangiles dont il avala les quatre livres, d’une traite, « foudroyé par l’amour» deJésus.«À partir de cette nuit, la pensée de Jésus ne me lâcha plus », confesse-t-il. Il publia un pénétrant L’Évangile selon Pilate en l’an 2000 adapté pour le théâtre sous le titre Mes évangiles. 

Labyrinthe de foi


Ce décor intérieur posé, il foule la Terre sainte où la lumière crue le sort brutalement de ses songes. Ébloui, son crâne lisse se cogne méchamment dans le taxi. Le pèlerinage commence ! Avec lui se profilera une troisième nuit de feu. Elle se déroulera à Jérusalem. Motus, c’est le secret de ce livre. Il se dévoilera de façon rugueuse et puissante à l’image de la cité mais aussi pacifiant, tel un onguent spirituel, l’âme du lieu. Ce secret surprendra. Il touche l’âme et le corps. Il ne laissera personne indifférent. L’auteur aura fini par céder à l’irrésistible de cette ville : « Je pensais traverser Jérusalem, Jérusalem m’a traversé. » 

Un autre attrait se cache dans ce récit réaliste de voyage. La joie du groupe de pèlerins réunionnais où l’écrivain se fondera à Nazareth jusqu’au tombeau vide du Saint- Sépulcre ne compensera pas les déconvenues du chercheur de Dieu. La tête au Ciel, il est dépité, comme tant de pèlerins, par ce qu’il voit. Sa fascination côtoie la nausée devant les fausses évidences archéologiques présentées comme des articles de foi ou, plus disgracieux mais réels, les coups de gueule d’un religieux soucieux de pousser les pèlerins de masse.


Rien ne volera toutefois le mystère de ces lieux sacrés et c’est toute la saveur de ce récit mené de main de maître. Au cœur de la quête physique, on dort mal, les odeurs sont nauséabondes, les marchands de bondieuseries exaspèrent, il y a une découverte hautement métaphysique. Personne en effet ne se heurte impunément aux murs de cette cité sainte. Nul ne sort indemne de ce labyrinthe de foi, de passion, d’amour et de haine. Que ces pierres blanches soient d’ailleurs religieuses ou politiques. Si le titre du livre est peu original, il est juste, « le défi de Jérusalem» est touché du doigt. 

 

Dernière surprise de cet ouvrage qu’on ne parvient pas à lâcher, la postface d’un homme célèbre. Elle n’apparaît pas sur la première de couverture mais le pape François remercie lui-même Éric-Emmanuel Schmitt. L’idée de lui confier ce défi, partir en Terre sainte pour en rapporter un carnet de voyage est venue du Vatican, en la personne de Lorenzo Fazzini, en charge de la maison d’édition du Saint-Siège. L’auteur est connu et très apprécié en Italie comme dans beaucoup de pays mais c’est sa quête personnelle, un écrivain profane qui ne cache pas sa recherche spirituelle, qui a intrigué. D’où cette carte blanche et l’ouverture de quelques portes privilégiées. Ce n’est pas pour autant un livre confessionnel, on le dirait plutôt universel. 

 

 

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Jean-Marie Guénois

Terre Sainte Magazine - « Éric-Emmanuel Schmitt et Jérusalem: une traversée »

La rédaction de Terre Sainte Magazine a reçu en avant-première le dernier livre d’Éric-Emmanuel Schmitt. Et pour cause, il s’intitule : "Le défi de Jérusalem, un voyage en Terre Sainte". Recension.

S’appeler Éric-Emmanuel Schmitt et s’essayer au récit de pèlerinage en Terre Sainte après Chateaubriand, Flaubert, Renan ou Loti est aussi logique qu’audacieux. Le faire à l’incitation du directeur des publications de la Librairie Éditrice Vaticane (LEV), la maison d’édition du Vatican, était assurément périlleux.

On ne présente plus Éric-Emmanuel Schmitt. Professeur de philosophie devenu écrivain, romancier, dramaturge. Il est couvert d’honneurs, bardé de prix, Goncourt, Molière, traduit dans 48 langues, joué dans 50 pays, ses livres se vendent comme des petits pains, c’est un bourreau de travail. Et il est doux. Il a les yeux marrons bleu, comme Guila, sa guide durant le pèlerinage.

En septembre 2022, Jérusalem avait bruissé de sa présence. Et le projet d’un livre avait fuité. Il est en librairie à partir du 5 avril.

Carnet de voyage

Terre Sainte Magazine a publié dans son numéro de janvier-février, l’interview que l’auteur avait accordée à Cécile Leca, volontaire au patriarcat latin de Jérusalem. Un entretien réalisé après qu’il a rencontré le patriarche Mgr Pizzaballa. À la demande : « Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet ? », il avait répondu : « En réalité non… tout simplement parce que je ne sais pas encore ce que je vais écrire ! »

Finalement, Éric-Emmanuel Schmitt s’est plié à la suggestion initiale. Il a écrit un carnet de voyage. Littéralement. En prenant des notes de façon studieuse, ou comme une échappatoire, pour retenir l’instant ou s’en évader. Il avait annoncé un récit subjectif et il l’est, confinant à l’intime.

Comme pour tout récit de pèlerinage qui se respecte, l’auteur commence par expliquer le motif de sa démarche et se plie à l’ordre chronologique du voyage. On le voit débarquer à Ben Gourion pour gagner en taxi Nazareth, où il rejoint un groupe de pèlerins, arrivés avant lui de l’île la Réunion. Décontenancé au début par les conversations sur les géraniums et les subtilités du rhum, il va peu à peu se laisser instruire. Par le père Henri, par la foi de ses compagnons, par Guila.

Éric-Emmanuel Schmitt n’est pas connu pour être un pilier d’église. Le désert du Hoggar a étreint un athée et libéré un croyant. Jésus rencontré dans les évangiles a fait de lui un chrétien. Mais il regarde les pratiques religieuses avec la conviction d’un poisson rouge. Aussi est-ce la surprise quand, lors du pèlerinage, en plus des réveils à des heures excessivement matinales, il faut se joindre au groupe pour les vêpres et la messe.

Mascarade

On se figure que les pèlerins en Terre Sainte ont tous la pratique ecclésiale chevillée au corps. C’est de moins en moins le cas. Et à ce titre, les découvertes dans le domaine d’Éric-Emmanuel Schmitt sont aussi drôles à suivre qu’intéressantes à observer. De temps en temps, comme il l’écrit, il se renfrogne. Parfois même, il explose. « L’envie de déserter cette mascarade me ronge. Je ne m’estime ni en résonance ni en sympathie avec ceux qui m’encerclent, j’aspire à récupérer ma liberté, ma rationalité, mon autonomie. Maillon de cette chaîne de bigots, moi ? Quelle prison ! Je vais m’extraire de ce rituel imbécile. »

Schmitt livre un récit vrai. Il ne cherche pas à briller. Il est trop occupé à batailler. S’il était un personnage de l’évangile, ce serait celui des deux fils de la parabole qui commence par dire : « Je ne veux pas ».
Certains lieux lui sont un supplice pour leur esthétique ou leur fréquentation : « Quand je lis les récits de voyageurs anciens, tels Chateaubriand, Lamartine, Loti, je les jalouse d’avoir foulé des sites vierges. » Ou parce que s’ils prétendent à dévoiler la foi, ils sont un défi à la raison. « Que fais-je ici ? La dérision me gagne. Mon esprit voltairien commence à persifler, jugeant ce spectacle aussi navrant que ridicule. »

Il bataille parce que la Terre Sainte s’apprête à lui enseigner un au-delà de la raison qui ne s’y oppose pas. Il le pressentait mais c’est trop nouveau pour qu’il rende les armes.

Alors, il consent à se faire pèlerin parmi les pèlerins. À poser les mêmes gestes de dévotion à contre-cœur autant qu’à contre-raison. À force de voir et toucher, il se laisse et voir et toucher. Finalement, il lâche prise pour être mieux saisi, bouleversé, retourné. Éric-Emmanuel Schmitt a quitté la Terre Sainte boiteux et béni.

Son récit de pèlerinage, singulier, a valeur universelle. On se reconnaît jusque dans les rebellions. Mais l’auteur livre aussi quelques réflexions sur les évangiles qui sont propres à en renouveler notre lecture.
Vous voulez revenir ou revivre votre propre pèlerinage ? Lisez le dernier Éric-Emmanuel Schmitt, il est dans les bacs à partir d’aujourd’hui 5 avril.

Marie-Armelle Beaulieu

La Croix - « Éric-Emmanuel Schmitt, un pèlerin de la Terre sainte »

L’écrivain a accepté l’invitation du Vatican d’être un « pèlerin parmi les pèlerins » et d’écrire son journal. La découverte de la Terre sainte s’est révélée être une véritable expérience spirituelle pour l’auteur de L’Évangile selon Pilate. 

« Croire reste un saut. Se rallier au christianisme ne relève pas du rationnel, c’est consentir à un signe. » En mettant ses pas dans ceux de Jésus de Nazareth, Éric-Emmanuel Schmitt n’attendait pas vraiment un signe. En passionné de l’histoire humaine, il était prêt à vivre ce pèlerinage en Terre sainte avec ce qu’il faut de curiosité. Et la Galilée, ses espaces naturels, les bords du lac ont tenu leur promesse. Mais à Nazareth, gagné par l’activité trépidante d’une grande ville, l’écrivain philosophe rechigne. « Suis-je déçu ? Non, je reçois ma première leçon : l’unique berceau de l’extraordinaire est l’ordinaire. » 

 

C’est à la demande du Vatican et de la Librairie vaticane qu’Éric- Emmanuel Schmitt a pris son bâton de pèlerin à l’automne 2022. Et s’il acceptait d’écrire son journal en se glissant au milieu d’un groupe pour découvrir en simple pèlerin ? Il est prêt à tout, lui qui a déjà été touché par la grâce lors d’une «nuit de feu», à 28 ans, en se perdant dans le désert : « J’entrai dans le Sahara athée, j’en ressortis croyant. (...) À partir de cette nuit, la pensée de Jésus ne me lâcha plus. » 

Les premiers jours du pèlerin romancier tiennent plus de la description critique que de la piété. À Nazareth toujours : « Je pénètre dans la basilique aux harmonieux volumes bétonnés et me referme comme une coquille. Je n’aime guère ces tableaux venus de divers pays, encore moins l’immense mosaïque de la nef. Pire, ils me rebutent. » Aucun pèlerin n’échappe à cette confrontation : deux mille ans séparent les lieux saints de la fraîcheur de l’Évangile... Sur les hauteurs du Thabor censé être la montagne de la Transfiguration, un pèlerin explique : « Cequi importe, ce n’est pas que l’emplacement soit ou pas le bon pour célébrer l’événement, c’est la méditation qu’il propose. » 

Bethléem. Arrivée à la basilique de la Nativité. Une messe se déroule dans la grotte, gardée par des moines peu arrangeants. « La messe s’achève, mais des moines, pas plus attentifs à nous qu’à des mouches inopportunes, nous bousculent et descendent nettoyer la grotte. » Le journal de voyage d’Éric-Emmanuel Schmitt est fait de ces réalités triviales, et aussi des questions politiques : « Si tu comprends quelque chose à la situation de Jérusalem aujourd’hui, c’est qu’on t’a mal expliqué », lui confie-t-on. « Pour la première fois devant elle, j’ignore si je goûte ou si je déteste Jérusalem. Elle m’impressionne. En quoi l’amour proclamé de Jésus correspond-il à cette citadelle guerrière, péremptoire, inhospitalière ? » Le retournement s’est fait attendre. Il n’en sera que plus profond. En quelques pages tenues, pudiques, l’auteur de L’Évangile selon Pilate décrit comment, dans l’enceinte du Saint-Sépulcre et au pied de la croix, il se trouve happé par le Christ : « Pour ce qui est du regard sur moi, je ne parviens pas à lutter. Il me fige, il m’irradie, il m’ausculte, il me transperce, rien de moi ne lui échappe et pourtant, dans le même temps, il m’enveloppe de bienveillance. » Le chemin de croix dans les ruelles 

millénaires de Jérusalem prend tout son sens. « À Jérusalem plus que partout ailleurs, Dieu nous provoque, il ne nous pousse pas seulement vers le divin, il invoque notre humanité dans ce qu’elle a de pluriel, de composite, d’enclin à l’harmonie. » D’un pèlerinage, on ne revient pas indemne : « S’ouvrir à une réalité transcendante étonne d’abord, détruit ensuite. Il faut se reconstruire, tout repenser, modifier son vocabulaire, s’aboucher avec d’autres références. Changer. » 

Premier lecteur de ce journal de pèlerinage, le pape François signe une postface : « La Terre sainte nous offre ce grand don : le christianisme est l’expérience d’un fait historique. Cet événement, cette Personne, on peut encore les rencontrer ici, dans les collines ensoleillées de Galilée, dans les étendues du désert de Judée, dans les ruelles de Jérusalem. » 

 

 

Christophe Henning

La Libre Belgique - « Jérusalem est le lieu où Dieu prouve d'abord son humour et son insolence. »

Tout a commencé par un coup de téléphone. Assis à sa table de travail, Eric-Emmanuel Schmitt décroche et entre en communication avec Rome. Le Vatican et la maison d'édition Librairie vaticane aimeraient l'envoyer en Terre sainte, là où a vécu Jésus. Surpris, l'écrivain français accepte le voyage, mais ne promet rien et ne s'engage pas pour un livre. "On verra..." 

Sur place, il rejoint un groupe dle pèlerins originaires de l'ile de la Réunion. Les débuts du périple ne sont pas faciles, et Éric-Emmanuel Schmitt est parfois désolé du visage qu'a pris Terre sainte. Au fil des rencontres, le voyage creuse cependant un chemin en lui, jusqu'à une expérience spirituelle très forte au Saint-Sépulcre, sur le tombeau du Christ. Revenu en Belgique, il revient sur cette aventure singulière dans un beau récit de voyage intitulé Le défi de Jérusalem, publié cette semaine chez Albin Michel et ponctué par une postface du pape François.

Pour La Libre, celui qui se convertit en 1989 au Sahara revient sur sa foi, son voyage et sa conception de la religion à l'occasion de la fête d Pâques que les chrétiens célèbrent ce dimanche 9 avril.

"Être chrétien revient à accepter le mystère", écrivez-vous. "Croire reste un saut. Se rallier au christianisme ne relève pas du rationnel, c'est consentir à un signe." Qu'est-ce que ça veut dire? Que vous, le philosophe athée de vos débuts, vous avez dû abdiquer votre raison en embrassant le christianisme?

Je suis rentré en philosophie avec une ambition très nette, celle de trouver la vérité. Mais ce que m'ont appris la philosophie et les grands auteurs, c'est que la raison ne peut proposer qu'un éventail d'hypothèses. Je me suis également rendu compte que la raison n'est pas le tout de notre esprit. Il y a aussi ce que Pascal appelait le cœur, la sensibilité, l'imagination, l'expérience… Pour comprendre le monde, nous ne pouvons donc nous contenter d'une vision purement rationaliste: la rationalité est indispensable, mais loin d'être suffisante. La philosophie elle-même avait donc déjà créé une ouverture pour que la spiritualité trace son chemin en moi. En 1989, dans le Sahara, j'ai ensuite vécu une expérience spirituelle très forte à laquelle j'ai consacré un livre, La Nuit de feu. Mais je n'y avais pas encore reconnu le Dieu des chrétiens. Celui-ci s'est révélé à moi au fil des années.

Pour répondre à votre question, j'ajouterais qu'il faut distinguer le mystère et l'énigme. L'énigme est un problème qui a une solution. Le mystère, non. Il désigne ce que la pensée n'arrive pas à percer ni à penser complètement. Il faut donc le réfléchir, le ressentir, l'éprouver, le fréquenter avec confiance.La foi, c'est accepter d'être dépassé; interroger les limites de notre raison et se nourrir - en l'occurrence de la vie de Jésus et du chemin sur lequel il nous appelle. 

En Terre sainte, un des premiers villages dans lequel vous arrivez est celui de Nazareth où Jésus aurait grandi. Ce village est "maigrelet" et absolument "ordinaire", écrivez-vous. Jésus aurait grandi dans un trou"? Qu'est-ce que ça dit de lui?

Cela nous rappelle que le berceau de l’extraordinaire est toujours l'ordinaire. Qu'il n'y a pas un eu, une vie, une personne qui vaut plus qu'un autre. Toute vie ordinaire peut donner corps à de l'extraordinaire, tel est l'enseignement de Nazareth.

En Terre sainte on rencontre l'orgueil, les mascarades, le fétichisme et la vacuité humaine comme partout ailleurs. On est rarement certain que les lieux visités sont bien ceux qu'a habités Jésus. Alors, pourquoi s'y rendre? Que va-t-on y chercher?

On voyage d'abord avec les pieds à Jérusalem, puisqu'on parcourt les terres que Jésus a foulées sans toujours avoir la certitude que les endroits désignés sont véritablement ceux-là. Mais on se rend vite compte que ce n'est pas très important d'aller de lieux incertains en lieux douteux. Puis on voyage avec l'esprit, car ce qui est important, c'est la méditation que ces lieux engagent, c'est la relecture des Évangiles, c'est le fait de continuer à les écrire en nous. Les lieux sont une occasion de prière et de méditation, non une finalité.

S'il y a bien un endroit dans lequel les catholiques croient que Dieu n'est plus, c'est son tombeau, dans le Saint-Sépulcre. Et pourtant, c'est-là que vous faites une expérience mystique. Qu'y avez-vous ressenti et découvert?

C'est fou, car c'était le moment où j'étais le plus voltairien, je moquais de tout ce qu'il y avait autour de moi, j'étais cynique, fatigué par le voyage, je refusais les bondieuseries. C'est alors, dans ce moment d'agacement suprême, que je fus transpercé de part en part. Tout à coup, devant le tombeau de Jésus, j'eus le sentiment d'une présence, d'une odeur, d'un corps, d'un regard surtout, qui s'imposèrent à moi. Ce fut un choc avant d'être une grande joie. Ce regard posé sur moi, sur le moment, il me figea, m'irradia et, dans le même temps, il m'enveloppa de bienveillance. Cet instant au Saint-Sépulcre fut une surprise absolue, une grâce et un mystère que je ne comprends pas mais qu'il m'est donné d'éprouver.

Votre rapport à l'hostie est très particulier dans votre ouvrage. Vous écrivez que, durant votre voyage, il n’y avait finalement pas de moments plus importants que celui durant lequel vous receviez l'hostie. Que ressentiez-vous alors?

Pour beaucoup de chrétiens, je pense que je vais enfoncer une porte ouverte, mais j'ai vraiment découvert l'eucharistie [la messe NdlR] durant ce voyage, car ma foi était jusque-là solitaire, un peu farouche et un peu sauvage. J'en avais témoigné, mais je ne l'avais jamais partagée avec les autres.

Et c'est ce à quoi m'obligea ce pèlerinage: participer aux rites, aux cérémonies, aux messes... Au départ je m'y prête de très mauvaise grâce. Je le fais pour jouer le jeu et par gentillesse. C'est au fil des jours que j'ai découvert combien l'Eucharistie est essentielle. L'hostie nous donne d'éprouver dans notre corps ce que notre esprit ne peut comprendre. C'est véritablement Jésus qui se donne à nous. Désormais, je ne peux plus m'en passer. Je me sens appelé par ce rendez-vous privilégié qui me permet de devenir meilleur.

Vous méditez sur le "Chemin de croix" que Jésus subit sous les coups et les moqueries avant de mourir. Pourquoi les chrétiens disent-ils que Jésus a souffert et est mort pour sauver l'humanité? Pourquoi est-il passé par là? Ne pouvait-il pas s'y prendre différemment?

C'est vrai que dans une époque qui cherche à écarter la souffrance, l'image d'un crucifié n'est pas très tendance. En descendant sur terre, Jésus se fait faible, se donne et se livre à la liberté des hommes. Ensuite, en passant par l'injustice, la souffrance, et la mort il nous montre que l'amour - et que son amour pour nous - est plus grand. Il sauve l'humanité en montrant que le bien peut traverser tout mal.

Vous écrivez qu'à Jérusalem votre foi est devenue "un assentiment au réel". Que voulez-vous dire?

Notre époque aime dire "non". On pense parfois que le refus et la critique systématiques sont devenus le signe de l'intelligence. Consentir, dire oui est pourtant bien plus difficile. On le voit dans nos histoires d'amour, et c'est ce que nous rappelle Paul Claudel dans le Partage de midi qui est pour moi une des plus belles pièces qui ne fut jamais écrite. Il faut consentir à aimer, rappelle Claudel; c'est alors que naît un grand amour. Il en va de même pour notre rapport à Dieu. Il faut consentir, avoir l'humilité de céder au mystère qu'il nous est donné de ressentir, et avancer. On ne sait pas tout, mais on décide de marcher avec confiance. C'est comme Simon de Cyrène qui, voyant Jésus porter sa croix, ne comprend pas tout, mais voit un homme souffrir et décide de l'aider.

Vous avez de belles pages sur Jérusalem, son architecture si hétéroclite et la diversité de ses cultures. Qu'est-ce qu'il faut faire pour que nous puissions mieux coexister?

Pour moi, Jérusalem est le lieu où Dieu prouve d'abord son humour et son insolence. Où il ne dit pas "entendez-moi", mais "entendez-vous". C'est ça le défi de Jérusalem. Et pour y répondre, nous devons passer du fratricide au fraternel. Le fratricide est un oubli du père, alors que la fraternité est la reconnaissance d'un même père. On devient frères quand on reconnaît que nous ne sommes pas notre propre origine. C'est pourquoi ce lieu où Dieu nous dit "soyez fraternels” est immensément important.

À vous suivre, il faut aussi qu'une religion qu'elle soit, refuse de dire qu'elle détient la vérité.

Oui, je crois que la religion doit avoir l'humilité de comprendre ce qu'elle est, et de ne pas se donner comme un savoir, ni de s'opposer au savoir. Une religion est une proposition de sens qui sollicite notre liberté. Aucune religion n'est vrai ou fausse. Elles sont toutes au-delà du champ du vrai et du faux qui est celui de la rationalité. C’est pourquoi, je suis toujours attentif à distinguer savoir et croire, et que j'aime utiliser le concept "d'agnostique croyant". Si on me demande "Est-ce que Dieu existe?" Je réponds:  “Je ne sais pas, mais je crois que oui”.

S'il y avait un lieu de Terre sainte dans lequel vous aimeriez être à cet instant précis, lequel serait-ce?

Le lac de Tibériade, tant son paysage est resté intact. On y éprouve encore les sensations qui devaient être celles de Jésus et des apôtres. Il y a une espèce d'enfance du monde sur les rivages sauvages et doux de Tibériade.

Bosco d'Otreppe

Midi Libre - « Le choix de la rédaction. Une expérience spirituelle unique »

Le choix de la rédaction.

Avec l’agneau et les chocolats, ce dimanche de Pâques voit aussi arriver dans les bacs le dernier opus du prolifique et toujours captivant Eric-Emmanuel Schmitt. Il a répondu à un clin d’œil de la providence pour engager un pèlerinage en Terre sainte. Au final, le récit autobiographique n’a rien du carnet de route. Après La Nuit de feu, en 2015, où l’auteur décrivait son expérience mystique dans le désert du Hoggar, il revient aux sources pour « marcher là-bas où tout a commencé ». Et le raconter avec sa patte, passionnée sans emphase, éblouissante sans mondanité, profonde sans prosélytisme. Une expérience spirituelle unique. La meilleure recension reste celle du pape François, en postface – excusez du peu –, qui salue sur quatre pages « l’intimité d’une vision théologique [...] comme je l’ai moi-même répété plusieurs fois : “Témoigner. Pas convertir” ». 

 

La Dépêche - « Road trip intime »

Plus de 2000 ans plus tard... Comme en écho au livre de Metin Arditi, Eric-Emmanuel Schmitt fait le voyage en Terre sainte. De Bethléem à Nazareth, de Césarée au Mont des Oliviers, l’écrivain marche, chemine vers Jérusalem. Road trip intime, il partage volontiers ses émotions en les croisant avec les grands épisodes qui ont marqué ce petit bout de terre et allaient changer le cours de l’histoire du monde pour des siècles et des siècles. C’est aussi une sorte de confession d’un homme qui a foi en l’homme. 

Radio Triage - « Un ouvrage qui questionne »

Les livres d’Eric-Emmanuel Schmitt laissent souvent des empreintes, des scènes, des situations qui nous atteignent consciemment, ou pas. À travers ce carnet de voyage singulier, « Le défi de Jérusalem », il nous interroge tout en poursuivant sa propre quête spirituelle. « Certains cherchent leurs racines dans la terre. Moi je les ai retrouvées dans le ciel... », dit-il. Grâce à une invitation du Vatican, il a accepté de se joindre à un groupe de pèlerins pour accomplir le périple entre Cisjordanie et Israël, sur les pas de Jésus, à Nazareth, Bethléem et Jérusalem, dans la Galilée et à Capharnaüm, où Jésus a grandi, puis la Judée où il est né. À travers cette écriture fluide et sans prétention, Eric-Emmanuel Schmitt entraine le lecteur au sein des ruelles et des lieux sacrés, et n’hésite pas à dénoncer parfois la surcharge et le mauvais goût des attrape-touristes. Mais surtout, il se sent atteint par ce que les hommes ont camouflé, sous nombreuses architectures multiculturelles, les repères bibliques, là où les épreuves du Christ et les chapitres de sa vie auraient laissé, non pas des empreintes, mais en témoins, l’aspect minéral ou végétal ouvert au ciel. 

L’écrivain jalonne son itinéraire de scènes marquantes de la bible et nous permet de restituer, de s’imprégner, d’éprouver. Ainsi n’hésite-t-il pas, avec les pèlerins à emprunter les pas de Jésus, en arpentant la Via Dolorosa et de prier à chaque station du Chemin de Croix, dans la conscience, et selon sa sensibilité d’homme et d’écrivain. Il décrit le calvaire, lui donne chair avec ses mots à lui. Mais quelle émotion vive, quel choc va subir Eric-Emmanuel Schmitt en s’approchant du tombeau de Jésus dans le Saint-Sépulcre ? Il s’agit selon moi du passage de ce livre le plus fort, le plus perturbant aussi, par où passe la lumière qui aura guidé l’écriture de ce texte. « Je pensais traverser Jérusalem : Jérusalem m’a traversé », précise-t-il. 

Alors oui, c’est un ouvrage qui questionne, qui invite aussi malgré lui à s’envoler vers la terre sainte et d’aller éprouver soi-même, ou pas, les signes des mystères de la foi.

 

 

Erik Poulet-Reney

La Vie - « Une relecture intime des Évangiles accessible à tous: »

Grâce à son pèlerinage, sur la proposition du Vatican, l’écrivain a découvert la joie d’une foi incarnée. Il en témoigne dans son dernier ouvrage, le Défi de Jérusalem. 

Eric-Emmanuel Schmitt nous propose un carnet de voyage, Le Défi de Jérusalem, postface par le Pape François. Ce livre, traversé de fulgurances poétiques sur la foi et le christianisme, contient aussi des pages émouvantes sur sa mère disparue: “ Si la Basilique de la Nativité ne m’avait pas offert de rencontrer Marie, elle m’a rendu la présence de ma mère. Était-ce le but ? Est-ce la même chose ? » Des passages sur la situation géopolitique alternent avec des anecdotes drolatiques quand lui, le solitaire, converti dans le désert à 28 ans, se confronte aux autres pèlerins. Il nous offre une relecture intime des Évangiles, dans une langue accessible à tous, en déambulant à Nazareth, Bethléem, Gethsémani ou Tibériade, et nous fait éprouver un christianisme incarné. 

LA VIE. Avez-vous hésité à accepter la proposition du Saint-Siège ? 

ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT. J’ai eu l’envie immédiate d’y aller. Quand j’ai reçu le coup de fil du Vatican, l’an passé, je me suis dit : voilà pourquoi toutes mes tentatives précédentes de partir ont échoué! Toutefois, j’ai eu peur de ne rien ressentir, d’être déçu, de me limiter à un voyage touristique, archéologique, ce qui aurait été un échec. 

Saviez-vous que vous alliez en faire un livre ?
É.-E.S.
Pas du tout. J’avais prévenu que je ne pouvais pas écrire sur commande. Je voulais bien me prêter à l’expérience, mais ça ne valait pas engagement pour écriture. J’y suis allé en homme libre. 

Pourquoi n’aviez-vous pas entrepris ce voyage auparavant ?
É.-E.S.
La situation géopolitique, quand je devais m’y rendre, n’était pas favorable, ou bien j’avais du travail qui contredisait la possibilité d’un voyage, des raisons personnelles, familiales... Et puis il faut savoir partir, être prêt à tout quitter, les êtres que l’on aime, son confort affectif, idéologique. 

Quand vous écrivez que le voyage en Terre sainte permet de donner un corps à votre foi, que voulez-vous dire ?

É.-E.S. La vie de l’esprit, c’est aussi la vie du corps, on ne peut pas les dissocier. À Jérusalem, de spirituelle, ma foi est devenue incarnée. Le mystère incompréhensible de l’esprit fait chair, de l’homme Dieu, c’est impensable. Des trois monothéismes, le christianisme est le plus grand défi à la raison. Là-bas, j’ai éprouvé ce mystère. 

Malgré votre esprit voltairien ! 

É.-E.S. Je suis né athée dans une famille athée, j’ai été formé par le philosophe Jacques Derrida, juif athée, à Normale sup, et j’ai fait ma thèse sur Diderot... C’est bien la preuve qu’une vie spirituelle est un chemin. Rien n’est jamais fermé. 

Maintenant que vous êtes revenu, que vous avez écrit ce livre, comment vivez-vous votre foi ?
É.-E.S.
C’est une question très intime. Au moment de l’eucharistie, quelque chose se passe dans mon corps, descend dans mon ventre et monte dans mon esprit. 

Diriez-vous que, pour un croyant, le voyage en Terre sainte est incontournable ?
É.-E.S.
Je n’aime pas les injonctions. Certains croyants peuvent, bien sûr, s’accomplir sans cela. Mais quand on se sent très incomplet, comme c’est mon cas, quand on est un croyant qui boite, comme c’est mon cas, alors oui, je conseille de faire ce pèlerinage. 

Pour quelle raison Jérusalem représente-t-elle un défi ?
É.-E.S.
C’est le seul lieu sur terre qui est aussi horizontal que vertical. La foi juive s’y crée et s’y incarne ; le christianisme s’y accomplit ; Mahomet y vient en rêve... Cette ville trois fois sainte offre un pèlerinage aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans. Il semblerait qu’une épée de Dieu y est plantée, qu’il y a un canal direct vers Lui. Il pose le défi de la fraternité à des peuples devenus fratricides. Jérusalem leur rappelle leur origine commune. 

Dans quelle mesure le christianisme reste-t-il un défi ?
É.-E.S.
Il est un défi à la raison. Mais la rai- son n’est pas le tout de l’esprit. Ma formation philosophique a préparé le terrain pour m’ouvrir à d’autres voies que celle de la rationalité. Notre expérience spirituelle est faite de ressentis, d’émotions et de sensations. Je refuse de m’enfermer dans l’intellectualisme, qui est la mort de l’esprit. Des trois monothéismes, le christianisme est le plus irrationnel. La valeur principale du judaïsme est le respect ; celle de l’islam, l’obéissance ; celle du christianisme, l’amour ! L’amour échappe à la raison et à la prudence ! Cela me bou- leverse, ce sentimentalisme. Le christianisme est impensable, impalpable et infaisable, et c’est cela qui me plaît. 

Vous dites que votre foi s’est construite dans la solitude. En voyageant avec un groupe de pèlerins, vous découvrez le collectif... 

É.-E.S. C’était inimaginable pour moi. J’avais été converti dans le désert, au cours d’une expérience mystique solitaire, dont j’ai longtemps pensé qu’elle devait rester privée, jusqu’à ce que je comprenne que je devais en témoigner. J’ai aussi découvert seul les Évangiles, seul au cours d’une nuit de lecture. Ensuite, j’ai travaillé, réfléchi, avant de me dire « je suis chrétien », car à la question « y a-t-il eu Incarnation et Résurrection ? », je réponds oui. Mais jusque-là cette solitude dans la foi m’arrangeait... Au cours du voyage, le groupe de pèlerins réunionnais très pieux m’a accueilli comme l’un des leurs. Pendant les prières, au début, je faisais un peu semblant. Puis j’ai compris l’importance du rite et sa régularité, qui rassemble et recentre, qui empêche la dispersion de la vie sociale. 

Et aujourd’hui, de retour chez vous ? 

É.-E.S. Oui, je vais désormais à la messe tous les dimanches, ce qui est nouveau pour moi. 

Au Saint-Sépulcre et à plusieurs moments, vous êtes tenté de résister au mystère...
É.-E.S.
Je ne comprends pas forcément la forme que prend la foi chez d’autres. Les bondieuseries, le fait d’embrasser des pierres, cela m’est extérieur. L’ironie de l’histoire, c’est qu’au Saint-Sépulcre, alors que je me moque, que j’ai envie de m’en- fuir, que je trouve l’ambiance odieuse, c’est précisément là que « ça » me tombe dessus... Je ne comprends pas ce qui arrive. Je m’agenouille mécaniquement, comme tous les pèlerins, et là, je sens une présence, une odeur, un corps, une chaleur qui irradie. Je perçois un regard. Je me défends de cette irruption, de cette effraction. Je cherche une origine matérielle, rationnelle : je ne la trouve pas. Le temps se suspend, c’est insupportable. Il y a une violence. Pendant un laps de temps, je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Puis je comprends. 

« J’avais négligé la révolution d’une révélation », écrivez-vous.
É.-E.S.
Nous sommes nombreux à recevoir des grâces sans en tenir compte. Intégrer cette révolution dans le tissu de sa vie, c’est difficile, car on a toujours une explication matérialiste à fournir. Là, je n’ai pas voulu lutter.

Sa rencontre avec le pape François 

« Il y a un contraste énorme entre le Vatican et François. Au cœur de ce luxe hallucinant, se tient cet homme, qui est tout le contraire. Pour l’atteindre, on traverse de grands salons, il faut au moins une heure et quart. On arrive devant lui, et on se sent dans une fraternité immédiate avec lui. Il est la lumière même. Impossible de résister à l’autorité de sa gentillesse ! Il est d’une attention extrême, porté par une grande force alors que son corps défaille. À l’issue de notre entretien, j’ai refusé qu’il m’accompagne jusqu’à la porte.
Mais il a tenu à le faire quand même. Et avant que je ne reparte, il m’a dit : “Priez pour moi.” J’ai pensé que je ne comprenais pas. Il a répété : “Priez pour moi.” Je regarde sa canne par réflexe. Il sourit et me montre la bibliothèque, les lieux, et me dit : “Ma charge est lourde, c’est épuisant, priez pour que j’aie la force.” Il m’exprime ainsi que son importance vient uniquement de ce dont il est le véhicule. Il dit aussi au croyant que je suis : “Ta prière compte autant que la mienne.” Je suis ressorti très ému avec l’idée que Dieu est au travail. » 

 

 

 

 

OLIVIA ELKAIM

Aleteia - « Marcher en Terre sainte, c’est continuer d’écrire l’évangile. »

À la demande du Vatican, Éric-Emmanuel Schmitt est parti en septembre dernier comme pèlerin en Terre sainte. L’auteur membre de l’académie Goncourt, qui avait déjà parlé de sa foi dans son roman “La Nuit de feu”, revient avec un carnet de voyage sous forme de réflexion sur le christianisme, Jérusalem, et sa foi, désormais attachée au Christ : “Le Défi de Jérusalem”. Entretien.

De Chateaubriand à Lamartine, le récit du voyage en Terre sainte est un lieu littéraire éprouvé. Sans être toujours très spirituels ou intimes. Au contraire, Éric-Emmanuel Schmitt livre, dans Le Défi de Jérusalem, une réflexion à la fois sur Jérusalem, les lieux saints et sa foi. La ville de la paix, d’apparence guerrière, devient sous sa plume un lieu d’appel à la fraternité. Les lieux saints, dont l’aspect et la vie rituelle ne convainc pas toujours le membre de l’académie Goncourt, sont en revanche le cadre d’une nouvelle « nuit de feu » après celle vécue dans le désert du Hoggar et racontée dans le roman éponyme. La foi, d’abord indéterminée, est aujourd’hui incarnée. De solitaire, elle est devenue communautaire. Une invitation à aller affronter au Levant les mystères du christianisme : « Je crois qu’il faut faire l’épreuve, l’expérience de la Terre sainte. D’abord parce que partir est essentiel, il y a là une hygiène spirituelle. »

 

Aleteia : Le Vatican vous a proposé de partir en Terre sainte et d’en retirer un livre. Pourquoi avez-vous accepté, quitte à ralentir votre travail de romancier et de dramaturge ?
Éric-Emmanuel Schmitt
: J’avais en fait un grand désir de ce voyage en Terre sainte, et en même temps une peur aussi grande. Je n’y étais jamais allé et j’avais peur d’être déçu, de ne rien sentir, d’un voyage seulement touristique. Cet appel, au sens propre et figuré, du Vatican a été le déclic.

 

Vous a-t-on imposé une forme, quels étaient les besoins du Saint-Siège ? A-t-on relu votre livre avant publication ?
J’ai dit oui pour partir, mais je n’ai rien signé du tout. Je n’ai jamais fait de commande de mon existence, j’ai simplement dit au Vatican que je reviendrais peut-être avec un livre, mais je ne me suis engagé à rien. La phrase inaugurale était : « Nous aimons votre foi et votre liberté. » J’étais heureux de voir que l’on allait respecter les deux. Je n’ai pas promis de livre mais, bien évidemment, en revenant, le livre était là. 

 

Le Pape a lu votre ouvrage et l’a commenté. Vous avez même eu un entretien avec lui. Qu’est-ce qui vous touche le plus chez lui ?
Les choses sont plus compliquées que cela. J’étais en train d’achever le livre, et le directeur des éditions vaticanes m’a appelé et m’a demandé si j’acceptais de lui transmettre pour le faire lire par le Pape. Pensant jeter une bouteille à la mer, François revenant de son voyage en République Démocratique du Congo sûrement fatigué. C’était mal le connaître. Quatre jours après j’ai reçu ce message: « Le Pape l’a lu et il est en train de t’écrire une lettre. » Je l’ai reçue le lendemain, et elle m’a profondément touché, ne serait-ce que « carofratello Éric-Emmanuel ». Il a déjà fallu que je reprenne ma respiration…

 

Et quand votre rencontre avec le pape François a-t-elle eu lieu, après cela ?
Non, non, avant. Le dernier jour de mon séjour en Terre sainte, le Vatican m’appelle en me disant : « Il [le pape François] t’attend dans deux jours. » Ce fut une grande émotion pour moi, homme imparfait et croyant encore plus imparfait. Se retrouver devant lui était un honneur, mais un bouleversement intérieur aussi. Ce qui m’a marqué, c’est son extrême simplicité. Il est direct, il a de l’humour. Et malgré son âge, ses problèmes de santé, il est porté, il est vraiment porté par une force. Il me parlait en italien et moi je lui répondais en français. Il parle d’ailleurs si bien le français : il m’a cité ex abrupto le mémorial de Blaise Pascal !

 

Partiez-vous à Jérusalem en pèlerin, en croyant, en curieux, en écrivain..? Au fond, que vous attendiez-vous à voir et à ressentir ?
Comme je le raconte dans le livre, je suis né dans une famille athée même si j’ai été baptisé par conformisme social. Ma formation aussi a été athée : élève de Derrida à Normale Sup’, doctorat sur Diderot et spécialiste de la philosophie du XVIIIe siècle… J’ai raconté dans La Nuit de feu comment, dans le désert du Hoggar, à 28 ans, j’ai reçu la foi. Cela a changé ma vie. Après, il y a eu un rapprochement avec le christianisme, parce que la lecture des évangiles m’a transformé. Je pars à Jérusalem comme un chrétien, absolument pas pratiquant. Mais pas du tout, même farouchement anti-rites, c’est-à-dire farouchement solitaire. Ma foi est née dans le désert et a grandi dans la lecture donc dans la solitude. Je suis arrivé comme ça là-bas, pèlerin parmi d’autres dans un groupe. J’aurais pu visiter la Terre sainte autrement, comme un VIP, mais je ne voulais pas, comme si je sentais quelque chose.

 

Arrivé non-pratiquant, comment votre foi a-t-elle été changée par ce séjour ?
La première fois que l’on m’a parlé de dire les vêpres, je me suis dit que je n’allais pas tenir. J’y vais, et je découvre la force et l’intérêt des rites, des offices. À l’École biblique de Jérusalem, dans la suite du séjour, en plus des offices, je vais à la messe du matin…à 7h30. Je découvre, oui, l’intérêt du rite, qui est à heure fixe et qui rassemble, qui me permet de lutter contre l’atomisation de mon esprit dans la journée. On se recentre dans le rite, je saisis la force de la prière imposée. Je suis quelqu’un qui prie, mais pas du tout avec les autres…Et puis, il y a l’eucharistie bien sûr. Depuis que je suis revenu de Jérusalem, je vais à la messe. C’est un changement radical, l’eucharistie m’est indispensable. 

 

Vous dites dans votre livre « j’absorbe l’hostie de mes amis » (p. 49), que voulez-vous dire avec ces mots à propos de la communion ?
L’eucharistie, c’est vivre dans mon corps ce miracle de l’incarnation, parce que quelque chose descend dans mon estomac mais monte aussi dans mon esprit. C’est une immense émotion, liée à la transcendance, mais qui touche aussi la communion avec les autres, c’est être lié humblement à eux. Peut-être y avait-il de l’orgueil dans ma foi farouche et solitaire. Et je pense que cet orgueil a besoin de la communion pour disparaître. 

 

La communion, la messe, ne sont pas propres à la Terre sainte. Qu’est-ce qui, là-bas, a été une vraie nouveauté dans votre rapport à Dieu ?
La présence physique, corporelle de Dieu, que j’ai ressentie au Golgotha [dans la basilique du Saint-Sépulcre, ndlr]. Mon corps éprouve alors ce que mon esprit ne peut pas comprendre, mon christianisme devient incarné. J’ai senti le regard d’un homme qui est censé être mort il y a deux mille ans, mais ce n’est donc pas qu’un homme puisqu’il est là. Ce mystère de l’incarnation, je l’ai saisi tout d’un coup, agenouillé devant le calvaire. 

 

Nous venons de fêter Pâques. Au tombeau, Jean et Pierre ne voient que des tissus. Vous dites cela à propos du Saint-Sépulcre : « Je rends visite à une absence » (p. 153). Quelle réponse apporter à ce mystère ?
Le christianisme est l’histoire d’un cadavre qui a disparu et dont la personne est malgré tout présente. C’est la religion la plus mystérieuse du monde. C’est le plus grand défi à la rationalité : je comprends que les gens ne soient pas chrétiens. Le judaïsme met en avant le respect, l’islam l’obéissance, ce qui est rationnel. Le christianisme met en avant l’amour, et c’est cela le défi de la proposition chrétienne, je dirais même le panache insolent. 

 

L’expérience acquise, diriez-vous qu’un fidèle doit aller en Terre sainte au moins une fois dans sa vie ?
Pour moi, cela a été tellement important que je dirais oui. Mais je ne suis pas un homme à donner des injonctions, je suis davantage habité par des questions. Je crois qu’il faut faire l’épreuve, l’expérience de la Terre sainte. D’abord parce que partir est essentiel, il y a là une hygiène spirituelle pour se détacher de ses habitudes et de ses pensées, être renouvelé, pouvoir accueillir et vivre des choses différentes en accédant à d’autres dimensions de l’existence. Il faut se désenkyster. 

 

Le chemin de croix est parfois ressenti comme répétitif ou doloriste. Pourquoi vous apparaît-il comme humanisant ?
Le chemin de croix donne des leçons à l’humanité. Trois chutes. L’homme est toujours à terre : il est beau de se relever, mais il faut aussi respecter le moment où l’on est à terre. Pourtant, ce qui nous intéresse, ce sont les victoires. La plus grande leçon, c’est celle d’un Dieu tout-puissant qui tombe. Chaque moment est pour moi très important, c’est pour cela que je l’ai écrit en entier dans mon livre. 

 

Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par « syndrome de Nazareth », une manière très évocatrice de résumer le mystère de l’Incarnation ?
Quand j’arrive à Nazareth, je découvre une ville ordinaire. Il y a deux mille ans aussi c’était une ville tout à fait ordinaire. C’est la première leçon de Nazareth : l’ordinaire est le berceau de l’extraordinaire. Dieu nous fait aimer la vie elle-même, la vie telle qu’elle est, c’est cela la Galilée. Ce que j’appelle le « syndrome de Nazareth », c’est la disproportion entre la cause et l’effet. Comment, d’un endroit aussi ordinaire peut-être née une religion qui a changé la planète. Cette idée, je la retrouve au pied du mur chez les sœurs de l’Emmanuel [quatre religieuses qui ont choisi d’offrir leur vie de prière pour la paix en Terre sainte]. 

 

Le mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens est selon vous un « symbole du désastre » : n’est-ce pas le reflet de l’âme humaine ?
Complètement. Comme disait Montaigne, là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. Le contraste entre la Jérusalem céleste, la Jérusalem rêvée et la réelle me transit un peu. Le nom même, passé en latin, me rappelle la musique : c’est doux à l’oreille et c’est beau. Je découvre en fait qu’elle est guerrière, je comprends que, venant de Galilée, Jésus n’ait pas voulu y aller trop vite ! Jérusalem est extrême, outrée, paradoxale : c’est le lieu de tous les contrastes. La tension entre les contraires la rend fascinante, et l’on y éprouve toute la gamme ses sentiments. 

 

Jérusalem ne serait-elle pas comme un mystère ?
Je n’irais pas jusque-là, je réserve la notion de « mystère », tellement importante pour moi, à autre chose. En tous les cas, c’est un lieu unique car à la fois vertical et horizontal. Vertical parce que Dieu y a parlé, et horizontal parce que c’est une ville où il y a des communautés extrêmement différentes. Voilà ce que j’appelle le « défi de Jérusalem » : Dieu dit aux hommes non plus de l’écouter mais de s’écouter. Jérusalem incite à passer du fratricide, de l’oubli du Père et de l’origine commune, du refus de ne pas être notre propre origine à la fraternité. Une seule ville raconte cela sur terre : Jérusalem.

 

La Terre sainte est-elle comme un autre évangile ou un complément ?
Marcher en Terre sainte, c’est continuer d’écrire l’évangile. Déjà le lire, comme on l’interprète, consiste à l’écrire. Mais marcher, distinguer l’essentiel du superficiel, le pèlerinage, est une lecture active de l’évangile, car c’est un texte qui s’écrit indéfiniment. 

 

Quel verset vous accompagnait tout au long du pèlerinage ?
« Qui crois-tu que je suis ? » (cf. Mt 16, 15) Il n’y a de réponse que subjective à cette question, par sa forme même. Vous vous rendez compte, le niveau de spiritualité ? Et il est bon de voir que d’autres subjectivités vibrent de la même manière que soit. Cela rend moins orgueilleux, et il est bon de se sentir frères. 

 

Pourquoi est-il selon vous plus confortable de ne pas croire ? Qu’apporte alors la foi ? Résout-elle seulement un questionnement que la raison ne suffit pas à supprimer ?
Parce qu’on n’est pas sommé à aimer, ce qui est tellement difficile, parce que l’on en reste à ce que l’on voit, parce qu’égoïstement on se pense sa propre origine et l’on fonctionne avec un horizon moins large. Et puis, ne pas croire est plus confortable parce que notre monde est matérialiste : on pense comme les autres. La foi apaise, c’est un cadeau et à la fois un devoir. Il y la joie et l’ascèse. Dans l’athéisme, vous avez l’angoisse mais le confort, et j’en parle comme quelqu’un qui a été comme ça ! 

 

Quelle différence littéraire le romancier que vous êtes voit entre la fiction et les évangiles ?
Les évangiles sont tellement maladroits. Avant les évangélistes, il y a eu des Homère, des Eschyle, des Sophocle, et tant d’autres, qui ont montré ce que pouvait être la littérature. Aucun sens des personnages, histoire mal racontées, toutes ces maladresses, je les mets au crédit des évangélistes. Au fond, ils sont tellement maladroits qu’ils doivent être sincères. 

 

Peut-on vraiment raconter, et si vite, une expérience aussi intime ? Quel est alors le rôle de l’écriture ?
Mon expérience du désert, je crois que j’ai mis plus de vingt ans à l’écrire parce que je n’avais pas compris que, témoin de quelque chose, on doit en témoigner, que quand on a reçu, on doit donner. Ça, je l’ai compris en l’écrivant. Pour la Terre sainte, je me suis dit : « J’ai vécu, je rends ». L’écriture, quand on descend dans l’intime, transmet quelque chose. Plus on est juste avec son intériorité, plus on a de chance de rencontrer l’autre. Écrire m’a appris qu’à l’intérieur de soi, on trouve aussi l’autre. Depuis le livre est paru, les gens me prennent à part et me disent : « J’ai éprouvé telle chose », « ça m’a rouvert des portes ». Là est l’intérêt du livre. 

Valdemar de Vaux

The Times of Israël - « Véritable joyau de la prose française »

Jérusalem n’est pas une cité originaire. C’est lа que s’est noué et joué le destin de l’humanité dans son entièreté. Les trois monothéismes s’y sont enracinés et se disent concernés par tout ce qui s’y passe.

Cela conduit le plus souvent а des guerres, а des luttes et c’est aussi dans cette cité biblique qu’ont pris naissance les contestations judéo-chrétiennes.

Eric-Emmanuel Schmitt n’est pas le premier auteur venu. Dans une introduction très belle, véritable joyau de la prose française, il relate les circonstances qui ont conduit а l’écriture et а la publication de ce livre. Je rappelle que le saint Pиre Franзois a écrit une lettre а l’auteur et que celle-ci figure en postface а l’ouvrage. Ce n’est pas rien.

Dans les premières pages servant d’introduction а ce bel ouvrage, l’auteur nous fait entrer dans son atelier d’écriture, passage absolument passionnant. Il ne s’agit pas de sentiments imposés mais d’authentiques йmotions, au fur et а mesure que se rapproche la concrétisation du projet : voyager а travers les sites les plus parlants de Terre sainte et mettre en lumière leur importance pour le monothéisme qui inspire toutes nos valeurs éthico-religieuses. Les regards de l’humanité croyante sont tournés vers Jérusalem, la cité due roi David, salon la Bible.

On ne rend pas suffisamment compte de cette ville en se limitant aux dйcouvertes archéologiques ou historiques. Au fond, comment cette petite implantation de quelques centaines d’вmes, juchée sur un piton rocheux, aride et désertique, et difficile d’accès, a concentré sur elle tant de passions et tant de revendications.

Au XIXe siècle, un grand historien judéo-français, Théodore Reinach a dit que s’il fallait rendre Jérusalem а un peuple autre qu’Israël, ce serait aux Jébuséens. Et il a raison puisque c’est le roi David (vers 1000 avant notre иre)) qui l’a conquise sur cette peuplade, aujourd’hui disparue. C’est dire combien les revendications portant sur la ville sainte sont inextricables. D’oщ l’intйrкt du Vatican dans cette affaire, mкme si Jйsus n’y a pas passй beaucoup de temps.

Cette référence а Jésus permet а l’auteur de dire ce qu’il pense des fondements de la foi chrétienne а laquelle il demeure très attaché. Apparemment le foyer parental ne brillait pas, au début, par son souci de la matière religieuse… On sent émerger des idées de la critique biblique qui met а nu les contradictions ou simplement les invraisemblances du récit évangélique. Mais cela vaut aussi de certains passages du Pentateuque qui font plus appel а la foi naïve qu’а l’esprit critique ou simplement historiographique…

Ce sont lа des questions indécidables car elles portent sur cette confrontation pluriséculaire entre la révélation et la raison ; et le rôle même de Jérusalem dans cette vaste affaire échappe parfois а la lumière de l’intellect humain (lumen naurale) pour solliciter les fulgurances de l’intuition divine… D’oщ la vision que l’auteur aura dans un site éminemment sacré…

Et pour débrouiller cet embrouillamini, l’approche de l’auteur est la bienvenue… Comment réconcilier l’histoire et la mémoire, concernant le défi de Jérusalem ? La charge de sacré et de numineux pesant sur cette seule ville est un cas unique dans l’histoire de l’Occident et dans celle du monde islamique qui revendique lui aussi cette fameuse esplanade des mosquées.

Schmitt explique aussi comment il fit sa première communion sans avoir vraiment approché les Évangiles… Notons cette phrase qui résume tout un mouvement de pensée tendant а faire de la religion un arsenal de valeurs chrétiennes plutôt que de la foi chrétienne. Parlant des cours d’un prêtre, l’auteur note cette phrase qui résume bien l’ensemble du débat : davantage qu’au christianisme, il nous initia aux valeurs chrétiennes. Ce n’est pas lа la condamnation d’une supposée disgrâce, c’est tout simplement la douce dénonciation d’une confusion : les valeurs sécrétées par une sensibilité chrétienne ou christianisante ne sont pas le cњur de la foi chrétienne.

Certes, on peut ne pas être d’accord et dire que le projet de la foi est justement de se muer en culture. Mais ici aussi il y a une confrontation entre l’humanisme biblique ou réputé chrétien et les articles de la religion chrétienne en tant que telle. L’auteur pointe un danger qui guette, voire menace les religions monothéistes : l’acculturation prend le pas sur la foi qui devient une Religions philosophie plus ou moins universaliste, а laquelle l’homme aboutit au terme d’un raisonnement et non par l’effet d’un pouvoir ou d’une puissance qui dépasse la nature…

On retrouve ce débat au Moyen Âge chez Maimonides quand il s’agit de savoir si les non-juifs peuvent accéder au monde futur, i.e. parvenir а l’immortalité de l’âme : ceux qui croient а l’unicité divine par révélation sont, selon lui, infiniment supérieurs а ceux qui se servent du raisonnement plus que de la révélation…

En gros, c’est la philosophie du Siècle des Lumières qui a conduit а cette évolution où les valeurs se sont substituées aux miracles et а la foi naïve. La philosophie a sauvé la religion au prix de l’abandon des miracles et de la foi naïve. C’était aussi sceller la supériorité de la philosophie par rapport а la religion ou а ce qui en tient lieu. C’était une forme d’aveuglement.

Mais ce ne fut pas la fin de l’histoire puisque la rencontre avec le désert allait tout changer et provoquer une reconversion. Qu’on en juge : Le désert ne me christianisa pas ; il me rapprocha du juif, du chrétien et du musulman, voire des mystiques orientaux, même si certains d’entre eux nommaient vide ce que j’appréhendais comme plein…

L’auteur n’en resta pas lа puisqu’il lit enfin les Évangiles et dйcouvre la valeur suprême, l’amour.

De ce livre chrétien et qui s’adresse а un public bien défini, émane un questionnement incontournable ; mais la lecture assidue des Évangiles montre que les différents auteurs ne livrent pas la même histoire. Toutefois, par-delа ces doutes, la figure de Jésus se dйtache avec force. En se rendant sur les différents lieux fréquentés par Jésus, l’auteur revit les faits en son fort intйrieur. Il redonne vie а la lettre et l’enracine encore plus dans ce qu’il vit lui-mкme dans son mémorable périple.

Ce livre a été rédigé а la gloire de la sensibilité chrétienne ; c’est parfaitement acceptable et concevable.

Mais on se trompe un peu quand on dit que le judaïsme s’épanouit en christianisme : ce sont deux religions différentes l’une de l’autre mais pas indifférentes l’une а l’autre… Et cela dure depuis plus de deux millénaires. Toutefois, les liens authentiques sont apparus et sont reconnus par de plus en plus de gens. C’est en cela que tient le dйfi que Jérusalem lance а la face du monde entier.

J’aime cette réflexion :

Aucun religion n’est vraie ou fausse. La mienne pas avantage qu’une autre.

Et encore plus cette citation de Blaise Pascal : Si on ne faisait que pour le certain, on ne ferait rien pour la religion car elle n’est pas certaine…

Il faut aussi lire, sans la moindre rйserve, la belle lettre du pape Franзois qui fait ici figure de postface.

Maurice-Ruben Hayoun

L'Express - « Le Défi de Jérusalem »

Tout est partiI d’un coup de fil du Vatican qui souhaite l’envoyer en Terre sainte. Ni une ni deux, à peine étonné, Eric-Emmanuel Schmitt accepte, désireux d’effecteur un tel séjour depuis des lustres. Et l’académicien Goncourt de revêtir l’habit du parfait pèlerin en septembre dernier, peu avant la parution de Soleil sombre (3e tome de sa Traversée des temps) , dans lequel Moïse entend lui aussi gagner la Terre promise. Pas de doute, « mon œuvre et ma vie sont alignées », sourit le romancier philosophe. Avant de fouler les lieux saints, il nous rappelle que, fils de parents sceptiques, il était athée, jusqu’à cette nuit mystique de février 1989 passée à Tamanrasset pour écrire sur Charles de Foucauld, qui le vit se réveiller croyant. Une première révélation qui le poussa à lire frénétiquement les Evangiles. 

Le voilà donc à Nazareth, chez les Sœurs de Notre-Dame, en compagnie de pèlerins réunionnais. Rebelle aux cérémonies liturgiques, il « barbote dans l’inconfort »lors de ses premières vêpres, puis tombe par trois fois de son lit étroit... Lac de Tibériade (Jésus ressuscité) et sa vilaine chapelle, Capharnaüm (recrutement des disciples), mont des Béatitudes (Sermon sur la montagne)... De quoi revisiter agréablement son catéchisme au fil de la plume inspirée du dramaturge franco-belge qui va connaître, en l’église du Saint Sépulcre, à Jérusalem, sa deuxième révélation, sous la forme d’un Dieu doté de chair et de sang. Et qui, tout comme le Pape, postfacier de ce carnet de pèlerin, n’oublie pas, en cette terre des trois monothéismes, d’appeler au « doux parfum de la paix »dans le monde. 

 

 

 

M.P.

La Vie - « Éric-Emmanuel Schmitt nous fait voyager en Terre sainte »

Eric-Emmanuel Schmitt nous propose un carnet de voyage, le Défi de Jérusalem , postfacé par le pape François. Ce livre, traversé de fulgurances poétiques sur la foi et le christianisme, contient aussi des pages émouvantes sur sa mère disparue : « Si la basilique de la Nativité ne m’avait pas offert de rencontrer Marie, elle m’a rendu la présence de ma mère. Était-ce le but ? Est-ce la même chose ? » Des passages sur la situation géopolitique alternent avec des anecdotes drolatiques quand lui, le solitaire, converti dans le désert à 28 ans, se confronte aux autres pèlerins. Il nous offre une relecture intime des Évangiles, dans une langue accessible à tous, en déambulant à Nazareth, Bethléem, Gethsémani ou Tibériade, et nous fait éprouver un christianisme incarné. 

LA VIE. Avez-vous hésité à accepter la proposition du Saint-Siège ? 

ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT. J’ai eu l’envie immédiate d’y aller. Quand j’ai reçu le coup de fil du Vatican, l’an passé, je me suis dit : voilà pourquoi toutes mes tentatives précédentes de partir ont échoué ! Toutefois, j’ai eu peur de ne rien ressentir, d’être déçu, de me limiter à un voyage touristique, archéologique, ce qui aurait été un échec. 

Saviez-vous que vous alliez en faire un livre ?
É.-E.S.
Pas du tout. J’avais prévenu que je ne pouvais pas écrire sur commande. Je voulais bien me prêter à l’expérience, mais ça ne valait pas engagement pour écriture. J’y suis allé en homme libre. 

Pourquoi n’aviez-vous pas entreprise voyage auparavant ?
É.-E.S.
La situation géopolitique, quand je devais m’y rendre, n’était pas favorable, ou bien j’avais du travail qui contredisait la possibilité d’un voyage, des raisons personnelles, familiales... Et puis il faut savoir partir, être prêt à tout quitter, les êtres que l’on aime, son confort affectif, idéologique. 

 

Quand vous écrivez que le voyage en Terre sainte permet de donner un corps à votre foi, que voulez-vous dire ? É.-E.S. La vie de l’esprit, c’est aussi la vie du corps, on ne peut pas les dissocier. À Jérusalem, de spirituelle, ma foi est devenue incarnée. Le mystère incompréhensible de l’esprit fait chair, de l’homme Dieu, c’est impensable. Des trois monothéismes, le christianisme est le plus grand défi à la raison. Là-bas, j’ai éprouvé ce mystère. 

Malgré votre esprit voltairien ! 

É.-E.S. Je suis né athée dans une famille athée, j’ai été formé par le philosophe Jacques Derrida, juif athée, à Normale sup, et j’ai fait ma thèse sur Diderot... C’est bien la preuve qu’une vie spirituelle est un chemin. Rien n’est jamais fermé. 

Maintenant que vous êtes revenu, que vous avez écrit ce livre, comment vivez-vous votre foi ?
É.-E.S.
C’est une question très intime. Au moment de l’eucharistie, quelque chose se passe dans mon corps, descend dans mon ventre et monte dans mon esprit. 

Diriez-vous que, pour un croyant, le voyage en Terre sainte est incontournable ?
É.-E.S.
Je n’aime pas les injonctions. Certains croyants peuvent, bien sûr, s’accomplir sans cela. Mais quand on se sent très incomplet, comme c’est mon cas, quand on est un croyant qui boite, comme c’est mon cas, alors oui, je conseille de faire ce pèlerinage. 

Pour quelle raison Jérusalem représente-t-elle un défi ?
É.-E.S.
C’est le seul lieu sur terre qui est aussi horizontal que vertical. La foi juive s’y crée et s’y incarne ; le christianisme s’y accomplit ; Mahomet y vient en rêve... Cette ville trois fois sainte offre un pèlerinage aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans. Il semblerait qu’une épée de Dieu y est plantée, qu’il y a un canal direct vers Lui. Il pose le défi de la fraternité à des peuples devenus fratricides. Jérusalem leur rappelle leur origine commune. 

Dans quelle mesure le christianisme reste-t-il un défi ?
É.-E.S.
Il est un défi à la raison. Mais la rai- son n’est pas le tout de l’esprit. Ma formation philosophique a préparé le terrain pour m’ouvrir à d’autres voies que celle de la rationalité. Notre expérience spirituelle est faite de ressentis, d’émotions et de sensations. Je refuse de m’enfermer dans l’intellectualisme, qui est la mort de l’esprit. Des trois monothéismes, le christianisme est le plus irrationnel. La valeur principale du judaïsme est le respect ; celle de l’islam, l’obéissance ; celle du christianisme, l’amour ! L’amour échappe à la raison et à la prudence ! Cela me bouleverse, ce sentimentalisme. Le christianisme est impensable, impalpable et infaisable, et c’est cela qui me plaît. 

Vous dites que votre foi s’est construite dans la solitude. En voyageant avec un groupe de pèlerins, vous découvrez le collectif... 

É.-E.S. C’était inimaginable pour moi. J’avais été converti dans le désert, au cours d’une expérience mystique solitaire, dont j’ai longtemps pensé qu’elle devait rester privée, jusqu’à ce que je comprenne que je devais en témoigner. J’ai aussi découvert seul les Évangiles, seul au cours d’une nuit de lecture. Ensuite, j’ai travaillé, réfléchi, avant de me dire « je suis chrétien », car à la question « y a-t-il eu Incarnation et Résurrection ? », je réponds oui. Mais jusque-là cette solitude dans la foi m’arrangeait... Au cours du voyage, le groupe de pèlerins réunionnais très pieux m’a accueilli comme l’un des leurs. Pendant les prières, au début, je faisais un peu semblant. Puis j’ai compris l’importance du rite et sa régularité, qui rassemble et recentre, qui empêche la dispersion de la vie sociale. 

Et aujourd’hui, de retour chez vous ? 

É.-E.S. Oui, je vais désormais à la messe tous les dimanches, ce qui est nouveau pour moi. 

Au Saint-Sépulcre et à plusieurs moments, vous êtes tenté de résister au mystère...
É.-E.S.
Je ne comprends pas forcément la forme que prend la foi chez d’autres. Les bondieuseries, le fait d’embrasser des pierres, cela m’est extérieur. L’ironie de l’histoire, c’est qu’au Saint-Sépulcre, alors que je me moque, que j’ai envie de m’en- fuir, que je trouve l’ambiance odieuse, c’est précisément là que « ça » me tombe dessus... Je ne comprends pas ce qui arrive. Je m’agenouille mécaniquement, comme tous les pèlerins, et là, je sens une présence, une odeur, un corps, une chaleur qui irradie. Je perçois un regard. Je me défends de cette irruption, de cette effraction. Je cherche une origine matérielle, rationnelle : je ne la trouve pas. Le temps se suspend, c’est insupportable. Il y a une violence. Pendant un laps de temps, je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Puis je comprends. 

« J’avais négligé la révolution d’une révélation », écrivez-vous.
É.-E.S.
Nous sommes nombreux à recevoir des grâces sans en tenir compte. Intégrer cette révolution dans le tissu de sa vie, c’est difficile, car on a toujours une explication matérialiste à fournir. Là, je n’ai pas voulu lutter



OLIVIA ELKAIM

Sud-Ouest - « Un voyage intérieur en terre de Nazareth »

Pour un croyant, la foi c’est d’abord d’accepter le mystère. Éric-Emmanuel Schmitt ne sonde pas le mystère, il s’y fond. La critique de « Sud Ouest »

Est-ce un effet du temps qui passe ? L’auteur de « L’Évangile selon Pilate » et « Oscar et la Dame rose » se révèle, d’ouvrage en ouvrage. Vingt ans après son premier roman, « La Nuit de feu » racontait une expérience spirituelle bouleversante dans le Hoggar (dont il est question ici), l’année de ses 28 ans. Peu après la disparition de sa mère, Schmitt publiait ce touchant « Journal d’un amour perdu », hommage au culte de la joie que celle-ci lui a communiqué.

Dans ce « Défi de Jérusalem », l’écrivain belge quitte son pays, après avoir achevé « Soleil sombre », pour se rendre en Terre sainte, sur une proposition du Vatican. C’est d’ailleurs le pape François qui postface son récit, deux pages rédigées en février dernier.

Ce périple est l’occasion d’une exploration intérieure, sur le cheminement chrétien, plutôt que catholique, d’un auteur longtemps éloigné des églises, même si les corps torturés de Christ en croix souriant le touchent. À Nazareth, Schmitt s’imprègne d’une ferveur fourmillante, glose sur la survivance de la langue hébraïque, soumet son esprit, toujours un peu voltairien, aux vibrations organiques d’un amour divin.

Le Devoir ( Canada ) - « Schmitt à Jérusalem »

Éric-Emmanuel Schmitt est l’un des rares écrivains contemporains célèbres à afficher ouvertement sa foi catholique. En 2015, il racontait bellement, dans La nuit de feu, sa découverte de Dieu, survenue lors d’une expérience mystique dans le désert. Le Dieu dont il parle alors est au-delà de toutes les religions ; c’est, selon le terme de l’écrivain, « l’absolu ».

Plus tard, Schmitt se plongera dans la lecture des Évangiles. Sa foi prendra alors un visage plus précisément catholique, tout en demeurant habitée par le doute. « Être chrétien, écrit-il aujourd’hui, revient à accepter le mystère. » Il ne s’agit pas, affirme-t-il, d’abandonner la raison, mais d’accepter ses limites, ses frontières. « Le christianisme, explique-t-il dans une jolie formule, ne nous aide pas à penser l’impensable, il nous invite à l’affronter humblement. »

Ce parcours n’est pas étranger à la sensibilité actuelle de l’écrivain. Humaniste, partisan d’un optimisme philosophique « qui concilie sens du tragique et espoir en l’avenir », comme il le notait dans son essai sur Beethoven, Schmitt refuse de se complaire dans la déploration et le découragement. Il fait plutôt le pari d’une joie lucide.

 

Pour cette raison, certains critiques, pour qui ce qui n’est pas sombre flirte nécessairement avec le quétaine, le regardent de haut. Ce n’est pas mon cas. Je n’aime pas tout de son oeuvre, mais j’y trouve des pépites. Schmitt, depuis des années, m’a souvent aidé à mieux penser et à mieux vivre. J’admire son courage à témoigner de sa foi en une époque où une telle déclaration est généralement accueillie par un rictus.

 

L’année dernière, à l’invitation du Vatican, l’écrivain a accepté de participer à un pèlerinage en Terre sainte. Le défi de Jérusalem (Albin Michel, 2023, 224 pages), postfacé par nul autre que le pape François, est le récit de cette expérience. On y retrouve un Schmitt à la fois profondément croyant et toujours enclin à prendre un pas de recul par rapport à ses sentiments religieux.

L’écrivain n’est pas dupe du tourisme biblique. Il sait bien, par exemple, que les sites saints actuels ne se trouvent pas toujours sur les lieux précis des grands événements de la vie de Jésus. Il en tire un paradoxe : la vérité recherchée par le pèlerin, constate-t-il, « n’est pas celle de la terre, mais celle du ciel ». Ce qui compte, c’est la réflexion qu’inspire un tel voyage.

 

Schmitt en profite pour relater le cheminement de sa foi. Né en 1960 de parents athées, il a néanmoins été baptisé et inscrit au catéchisme afin d’avoir l’instruction religieuse nécessaire à la compréhension de l’art occidental. Après une thèse de doctorat sur Diderot dirigée par Jacques Derrida, il trouve la foi dans le Sahara. Sa lecture des Évangiles en fait ensuite un chrétien.

« Et vous, qui dites-vous que je suis ? » demandait Jésus à ses apôtres. Schmitt raconte avoir offert quatre réponses distinctes à cette question au cours de sa vie. Dans sa jeunesse, il considérait Jésus comme un mythe et s’enorgueillissait de ne pas prêter foi à ces balivernes. À vingt ans, après avoir étudié plus sérieusement la question, il reconnaît l’existence historique du personnage et le voit comme un prophète.

Pendant ses études en philosophie, il lui attribue, en accord avec Spinoza, le titre de « philosophe suprême ». Aujourd’hui, après ce voyage à Jérusalem, il murmure, en réponse à la question, « le Fils de Dieu », tout en précisant que c’est un défi pour Jésus de l’être et pour lui, Schmitt, de le croire.

Le coeur du Défi de Jérusalem se trouve dans un épisode décoiffant. L’écrivain fait la queue avec son groupe pour visiter le Saint-Sépulcre, c’est-à-dire le lieu du tombeau de Jésus. Il fait chaud, il y a trop de monde et une atmosphère de foire touristique règne. Schmitt confie alors que la dérision le gagne et qu’il a « envie de déserter cette mascarade ». Pourtant, puisqu’il y est, il reste, il entre, il s’agenouille et dit sentir soudain l’odeur d’un corps, un regard posé sur lui, une présence, donc, qu’il croit être celle de Dieu.

Mettons que le lecteur aussi est saisi par un tel récit. Schmitt, précédemment, avait pourtant insisté sur son « extrême réticence face aux miracles » et sur le fait que, s’il n’excluait pas leur possibilité, il refusait d’appuyer sa pensée sur eux.

Et le voilà qui s’emballe, en disant s’abandonner « avec humilité à ce qui [le] dépasse ». Même le pape François n’est jamais allé aussi loin dans la veine mystique, lui qui confiait récemment n’avoir jamais vu Dieu en songe ni entendu de voix célestes.

« L’humanité, conclut Schmitt, se divise entre ceux qui résolvent des énigmes et ceux qui demeurent à l’écoute des mystères. » Demeurer à l’affût des signes du mystère suprême, je veux bien, mais je ne peux me défaire d’un malaise devant ceux qui l’entendent trop distinctement.

 

Louis Cornellier

Le Journal de Québec - « Pèlerinages transformateurs »

Prolongeant sa réflexion sur la foi inaugurée en 2015 avec La nuit de feu, l’écrivain Éric-Emmanuel Schmitt partage le récit d’un bouleversant voyage en Terre sainte et de sa rencontre avec le pape François dans son nouveau livre, Le défi de Jérusalem. Son récit sort indéniablement de l’ordinaire : c’est à la fois un pèlerinage, des rencontres marquantes, des synchronicités extraordinaires, une expérience spirituelle intense et une grande méditation sur la foi et les croyances religieuses. Et une postface signée par le pape. 

Cette incroyable aventure a commencé par un coup de fil : le Vatican proposait à l’écrivain un voyage en Terre sainte suivi d’une visite du plus petit État du monde. Deux pèlerinages auxquels l’écrivain rêvait depuis longtemps. Ce fut une expérience transformatrice. 

 

« J’avais une foi sauvage, farouche, construite dans la solitude parce que ma foi, elle m’est arrivée dans le désert du Sahara lorsque j’avais 28 ans. Il n’y a pas d’expérience plus solitaire, et en plus, plus loin des autres que cette expérience-là pendant une nuit, au cœur du désert, loin de tous les hommes. »

 

Il ajoute que sa foi a ensuite continué à se construire, dans la solitude de la lecture. 

« Tout ce chemin qui m’a conduit à la foi et ensuite au christianisme, c’est vraiment un chemin isolé. Depuis que je suis allé à Jérusalem, j’aime être avec d’autres croyants. J’aime rejoindre les autres. Je comprends l’intérêt de certains rites. Je pense que ma foi n’était pas orgueilleuse, elle était solitaire et farouche. Et maintenant, elle est une foi avec d’autres. »

 

Grande ouverture

 

Pour accepter le changement, l’écrivain s’est placé dans un état d’abandon et d’ouverture. 

« J’accepte de partir, au sens de quitter, y compris le confort affectif, le confort matériel, le confort des certitudes. Il faut savoir quitter l’homme qu’on est pour éventuellement trouver un homme nouveau. »

Éric-Emmanuel Schmitt dit que, maintenant, il circule bras ouverts, tête ouverte. « Je suis prêt à recevoir. » Ayant travaillé la raison, puisqu’il est agrégé et docteur en philosophie, il ajoute que la raison n’est pas tout de l’esprit. 

« L’esprit, c’est aussi la sensibilité, l’imagination, l’expérience, les sentiments.

 

Peut-on parler de synchronicités ? « Quand je suis en train d’écrire, dans Soleil sombre, les Douze plaies d’Égypte et Moïse organisant l’Exode pour rejoindre cette terre, c’est à ce moment-là que le Vatican m’appelle pour me proposer ce voyage sur cette même terre. Je me dis : il y a vraiment des alignements étranges ! Moi, j’aime bien noter les coïncidences. Après, les expliquer... ça dépasse un peu mes compétences ! »

 

Entretien avec le pape

 

Au Vatican, il a été reçu par le pape François. 

« J’ai rarement été aussi impressionné de ma vie. Vous savez, la timidité, c’est pas la peur de l’autre : c’est la peur de soi en face de l’autre. Et j’avais peur de perdre mes moyens, peur de l’ennuyer, peur que la relation ne s’enclenche pas parce que j’étais inhibé. »

« À partir du moment où il m’a serré la pince, c’était gagné. Je m’attendais à ce qu’il me parle alors que c’est lui qui m’a fait parler. Alors c’était très étrange pour moi. Je suis un homme très imparfait... et un croyant encore plus imparfait. Se retrouver en face de cet homme-là, ça remue profondément. »

Au moment où il terminait son manuscrit, en février, son contact au Vatican lui a demandé s’il pouvait le lire. 

« Quatre jours après, il me rappelle en me disant : le pape l’a lu et il l’a vraiment apprécié. Le lendemain soir, avant de monter sur scène parce que j’allais jouer, je reçois un WhatsApp...du pape. » 

Et pour la première fois, le pape a signé la postface du livre d’un écrivain. 

Marie-France Bornais

Midi Libre - « Je n’ai pas le sentiment d’être un créateur mais plutôt un observateur. »

Pourquoi parlez-vous du “défi” de Jérusalem ?

Parce que Jérusalem nous appelle à faire quelque chose qui nous est difficile. C’est une ville qui contient les trois monothéismes et qui nous dit « entendez- vous » ? Elle nous demande de passer du fratricide à la fraternité. Je crois que les frères sont fratricides, et non plus fraternels, quand ils oublient d’où ils viennent. Quand ils croient qu’ils sont au début de leur propre histoire et non pas le résultat de l’Histoire. C’est donc un lieu uni- que dans le monde qui appelle les différentes idéologies à garder leurs spécificités mais à s’en- tendre. 

Ce voyage était une envie qui sommeillait en vous ?

 Dans la mesure où je suis philosophe et en quête de sens, j’avais rendez-vous avec cette ville. Je savais qu’elle avait quelque chose à me dire ou en tout cas je l’espérais. J’ai patienté pour faire ce voyage car j’en attendais beaucoup et j’avais peur d’être déçu. Et le rendez-vous a été à la hauteur de l’attente. 

Qu’en avez-vous retiré ? 

J’avais déjà la foi mais je voulais la confronter et elle a pris ses couleurs définitivement chrétiennes à Jérusalem. Je l’ai éprouvée dans mon corps. Tout ça s’est incarné. 

Vous écrivez qu’on voyage pour prendre corps...


Oui, car nous ne sommes plus comme les pèlerins du passé. Nous avons déjà des images avant de partir, il y a une saturation d’imaginaire. Nous ne par- tons pas totalement vers l’inconnu mais le voyage emmène  le corps et le met à contribution avec la fatigue, la marche, la soif, l’extase aussi... On ajoute le corps à ce que notre monde numérique permet. 

Parlez-nous de cette foi qui vous est apparue subitement en 1989 et que vous évoquez dans “La nuit de feu”... 

C’était au cours d’une expédition dans le désert du Sahara, depuis Tamanrasset, sur les traces de Charles de Foucauld. On m’avait commandé un scénario sur lui. Au cours de ce voyage, je me suis totalement perdu dans le désert rocheux et j’ai passé 32 heures sans rien avoir à boire ni à manger, totalement en danger. C’est au cours de la nuit, sous les étoiles, que j’ai fait une expérience mystique. Pascal, lui- même athée converti, avait vécu la même chose. Il l’avait appelée la nuit de feu, terme que j’ai re- pris. Mais cette expérience était spirituelle et pas religieuse. 

Est-il vrai que vos parents vous avaient inscrit au catéchisme pour décrypter l’art ? 

Tout à fait. Mes parents étaient athées. Le catéchisme n’avait pas de sens sinon celui de dé-crypter la civilisation chrétienne dans laquelle j’étais.  On découvre aussi la foi
de l’artiste quand vous dites que les idées et les romans préexistent quelque part... C’est plus un côté platonicien que mystique mais c’est un peu comme ça que le processus créatif se présente à moi. Comme si les personnages et les histoires étaient déjà là, que je devais y prêter attention et ensuite y prêter ma plume. Le vécu de mon activité artistique est celui-là. Je n’ai pas forcément le sentiment d’être créateur mais plutôt un fin observateur. 

C’est la première fois que vous vous livrez sur votre façon d’écrire ?

Oui. Comme j’ai accepté le principe de faire le carnet très intime d’un voyage, la proposition du voyage se greffe au milieu d’un processus d’écriture, il y a l’at- tente. Je me suis dit « je vais en profiter pour raconter tous ces mois-là, de façon cursive avec le rapport à l’écriture ». 

Vous évoquez la relecture, ce toilettage minutieux qui vous fait dire « mes romans sont mes tyrans »... 

Ça, vraiment je peux le dire (rires). J’ai l’impression d’être un esclave au service du roman. Mais je suis un esclave consentant quand même. 

Le lien direct avec le public, comme le 9 mai à Sommières, est primordial ? 

C’est sans doute vrai pour la plupart des écrivains. Je le vérifie moi-même d’une autre façon. Ayant d’abord écrit pour le théâtre, j’ai toujours été habitué avec le public, dans la salle, à vérifier si ce que je pensais drôle était bien drôle, si ce que je pensais émouvant était bien émouvant. Contrairement au romancier, le dramaturge a la vérification expérimentale de ses intentions chaque soir. 

Vous avez aussi lancé la saga de “La traversée des temps”, le projet de votre vie ?


Oui car il y a vraiment un travail de préparation énorme avant, d’appropriation de l’histoire, des religions, des techniques... Ce sont des choses que sans doute j’aurais faites car je suis d’une nature extrêmement curieuse mais je l’ai fait avec en tête ce projet. Il fallait mûrir et avoir assez confiance en soi pour un roman qui, à l’arrivée, fera 5 000 pages. En fait je me suis beau- coup détesté ces dernières décennies car je pensais être prêt et je me rendais compte que ce n’était pas le cas. Il n’y a que trois à quatre ans que c’est enfin sorti. 

Il y a ce personnage central qui traverse le temps avec une sorte d’immortalité.


Oui, il a une capacité d’autoréparation ce qui lui semble d’abord un avantage puis va de- venir un très lourd fardeau. Il traverse l’histoire et son histoire c’est l’histoire de l’humanité, avec les bascules historiques, dues à la technologie, au changement de climat, aux divers événements. C’est une façon de crier aussi votre amour de la nature ? Dans le premier tome, Paradis perdu, oui bien sûr ! Quand on pense que nos ancêtres étaient chasseurs-cueilleurs, peu nombreux, dans un univers luxuriant où les animaux étaient plus nombreux qu’eux, et quand on le compare au Globe aujourd’hui, avec l’angoisse écologique qui nous étreint, je voulais vraiment mesurer le trajet. Donc ce premier tome était vraiment un hymne à la nature absolu. 

Cette saga va vous procurer aussi un sentiment d’immortalité ?


Je pense que quand je referme- rai la dernière page du livre, je serai, comme le lecteur et je me dirai, « finalement, qu’est-ce que c’est bien d’être mortel » (rires). Car mon personnage va subir de plus en plus cette immortalité comme une malédiction, quel- que chose qui le sépare totale- ment des autres. Quand il aime une femme, il la voit mourir dans ses bras, comme nous avec un animal. Il est ouvert, sensuel, aimant mais cette immortalité est pesante. Je crois donc que j’ai écrit ce livre pour apprivoiser ma mortalité plutôt que pour me procurer l’immortalité. 

 

Richard Gougis

Le Journal du Dimanche - « Jérusalem calling »

Éric-Emmanuel Schmitt a voyagé enTerre sainte. Postfacé par le pape François, «Le Défi de Jérusalem» relate son expérience. 

L’appel du destin prend parfois la forme d’un coup de fil. Eric-Emmanuel Schmitt a 28 ans quand il lui répond une première fois. Au téléphone, un metteur en scène lui propose d’écrire un scénario sur la vie de Charles de Foucauld, ermite, prêtre et canonisé en 2022. Il accepte sans se douter que, suivant ses traces au Sahara, il en ressortira croyant, une expérience mystique qu’il décrit dans La Nuit de feu(Albin Michel, 2015). Trente-cinq ans après ce premier appel, le téléphone sonne à nouveau. Lorenzo Fazzini, proche collaborateur du pape François, est à l’autre bout du fil. « Ici, au Vatican, nous apprécions votre foi et votre liberté. Nous aimerions beaucoup vous envoyer en Terre sainte. [...]  Qu’en pensez-vous ? » Ajournant la rédaction de La Traversée des temps, cycle romanesque en huit volumes racontant «par des histoires » l’histoire de l’humanité, Eric- Emmanuel Schmitt embarque pour le Moyen-Orient. « Intensité poétique» du récit « Pourquoi partir?», se demande- t-il en préambule de son livre. « On voyage pour prendre corps. Irais-je à Jérusalem également pour donner un corps à ma foi ? » Nazareth lui enseigne une première leçon : « L’unique berceau de l’extraordinaire est l’ordinaire. » La déception ne fait pas pour autant partie du voyage, le pèlerin saisissant sur le vif des impressions, des sensations qui approfondissent, enrichissent et parfois mettent à l’épreuve une spiritualité en marche, à l’image du corps l’incarnant. «Et vous, qui dites-vous que je suis ?» A cette adresse de Jésus, l’esprit voltairien d’Eric-Emmanuel Schmitt a d’abord répondu « un mythe », ensuite « un prophète» puis « un philosophe ». Le défi que lui lance Jérusalem et la torpeur qui l’envahit après avoir vu le lac de Tibériade, le mont Thabor et la grotte de Bethléem, suggèrent une quatrième réponse qui achève de donner corps à sa foi. «Marcher, s’épuiser, transpirer, découvrir, rencontrer, voilà ce qui, chaque fois, a suscité le renouvellement de ma vie spirituelle. » Dans sa postface, le pape souligne l’« intensité poétique » du récit, à laquelle se mêlent des traits d’humour et une langue à hauteur de tout lecteur, croyant ou non, qui ne se sent pas l’otage d’un quelconque prosélytisme. «Témoigner. Pas convertir » : telle est l’ambition du Défi de Jérusalem, modeste au regard de son succès en librairies. 

L.F.

Ouest France - « Un livre passionnant ! »

Éric-Emmanuel Schmitt prolonge sa réflexion sur la foi, inaugurée avec La nuit de feu (2015). Dieu lance un défi aux croyants des trois monothéismes : Il ne leur dit pas « entendez-moi ! », mais il leur crie « entendez-vous ! » Serons-nous un jour capables de relever le défi de Jérusalem ? Voyage intime et méditation 

Tout commence par un coup de téléphone : le Vatican lui propose un voyage en Terre sainte suivi d’une visite du plus petit État du monde. C’est l’occasion pour le croyant qu’il est d’accomplir les deux plus grands pèlerinages dont il rêvait. Si à Jérusalem, sa spiritualité se pare d’une chair de couleurs et d’odeurs nouvelles, sa rencontre avec le Pape François, quelques semaines plus tard, achève de « donner corps » à sa foi. 

De cette expérience spirituelle forte, Éric-Emmanuel Schmitt a tiré un livre passionnant, à la fois récit de voyage intime et méditation sur la foi et les religions. 

 

La Montagne - « Eric-Emmanuel Schmitt : être fraternels, un défi. »

Toute affaire cessante ? Ce n'était pas si simple pour Eric-Emmanuel Schmitt. Ce normalien, auteur d'une thèse en philosophie, écrivain aux romans traduits dans 48 pays, oeuvre actuellement à une tâche colossale. Il écrit douze heures par jour pour raconter l'Histoire de l'humanité en huit romans. Trois tomes de cette Traversée des temps sont déjà parus (*). Pourtant, quand un représentant du Vatican l'a appelé en l'invitant à partir en Terre sainte en vue d'un éventuel récit, il n'a pas hésité. Il a réorganisé son agenda. Il est parti léger, n'emportant qu'un livre, la Bible. Voilà qui était inhabituel pour ce membre du jury du Goncourt qui ne voyage jamais sans une dizaine d'ouvrages même pour trois jours. Il se rendit ainsi sur l'un des berceaux de la civilisation, berceaux des trois monothéismes, judaïsme, christianisme et islam. Il se rendait aussi sur une terre d'actualité brûlante. Le Défi de Jérusalem, postfacé par le Pape François, relate cette expérience, en croisant points de vue spirituels, historiques et philosophiques.

Quelle a été votre réaction lors de l'appel du Vatican ? 

Une disponibilité immédiate, le sentiment d'un rendez-vous. J'ai senti que les choses s'alignaient de façon juste. Toutefois, j'ai précisé que je ne m'engageais pas à écrire un livre. Tout dépendrait de ce que j'allais ressentir pendant ce voyage. J'ai refusé toute commande. J'ai simplement saisi l'occasion.

Pourquoi vous ? 

J'ai la chance d'être beaucoup lu en Italie. Je savais que dans l'entourage du Pape, on adorait mon livre L'Évangile selon Pilate. Quant à Oscar et la dame en Rose, il est devenu un livre culte en Italie. Quand le représentant du Vatican m'a dit : « on aime votre foi et votre esprit de liberté », tout était dit pour moi. Je suis l'un des rares écrivains qui osent parler de la vie spirituelle de façon intime. En même temps, je suis totalement libre. Dès lors qu'on sollicitait cette liberté et non une quelconque obéissance, un quelconque embrigadement, je me sentais accueilli, respecté. 

Est-il important de parler des religions par ces temps d'obscurantisme renforcé ?

L'expression temps d'obscurantisme me plaît. Par le passé, l'obscurantisme était dû aux superstitions. Aujourd'hui, il est dû au matérialisme. Par le passé, les religions se prenaient toutes pour la vérité et se faisaient la guerre. Aujourd'hui, l'obscurantisme tient au règne de l'intérêt, de la réussite et du confort matériel, de l'exploitation des autres pour gagner toujours plus d'argent. Ce règne s'impose sans garde-fou. Alors, il est très important d'aller au coeur des sagesses humaines. Elles peuvent être philosophiques mais aussi religieuses car, au coeur de toute religion, se trouve la volonté de lutter contre l'égoïsme, l'intérêt, de développer le respect, l'amour. Toutes les religions sont humanisantes, en ce sens qu'elles visent à produire un homme meilleur.

Pour vous, la situation en Palestine est une tragédie et non un drame où il y a toujours un bon et un méchant.


Sur cette terre, se trouvent deux peuples légitimes. Chacun a été malmené par l'Histoire. Le premier peuple légitime est le peuple juif, chassé deux fois, à Babylone en 596 avant Jésus Christ puis en 70 après Jésus Christ. Après l'horreur de la Shoah, ce peuple a enfin trouvé les appuis internationaux pour que soit fondé un État juif. Mais la population restée en place depuis 2000 ans est elle aussi sur cette terre légitimement. La tragédie tient à cette double légitimité.


Pourquoi le mot défi dans le titre ?


Pour moi, Jérusalem est à la fois un lieu vertical et horizontal. Dans ce lieu vertical, pendant des siècles, Dieu a dit : entendez-moi. C'est le lieu où se sont forgés les trois monothéismes. Au plan horizontal aujourd'hui, ce même Dieu ne dit plus entendez-moi. Il dit : entendez-vous. Ne soyez pas fratricides, soyez fraternels. Voilà où se trouve le défi. Serons-nous un jour capables de le relever, d'être fraternels ? C'est le magnifique défi de Jérusalem. C'est le lieu sur terre qui crie cela.


Où et quand se situe le quatrième tome de votre Traversée des Temps ?


A Athènes en Grèce, au V e siècle avant Jésus Christ. 

Période idéale pour le philosophe que vous êtes.


Absolument.


A paraître ? 

Au printemps 2024.

La Provence - « Une façon assez pure et christique de réconcilier l’humain avec lui-même »

Pilier des Écrivains du Sud où il est souvent l’invité de Paule Constant, membre de l’Académie Goncourt - institu- tion qui a hérité il y a quelques années d’un appartement aixois servant de lieu de villégiature et de travail - Eric-Emmanuel Schmitt entretient avec notre ville des relations étroites et privilégiées. On se souvient qu’il fut même sur la scène du Jeu de Paume pour jouer des pièces tirées de ses propres livres. Auteur prolifique d’es- sais, romans, récits, et d’œuvres théâtrales, cinéaste et conteur impénitent, cet homme de paix et de culture publie avec Le défi de Jérusalem un récit autobiographique. Musicologue et agrégé de philo, Schmitt, à l’opposé de Camus ne pense pas que la vie est absurde mais qu’elle est mystérieuse. Et que tout le travail intellectuel de l’être humain est d’en débusquer la substance. 

"Marcher là-bas où tout a commencé"
Dans La nuit de feu l’auteur décrivait son expérience mystique dans le désert du Hoggar. Avec ce nouvel opus, il revient aux sources avec un récit de voyage en Terre sainte, territoire aux mille empreintes. Sorte de journal intime Le défi de Jérusalem pourrait s’appeler "Marcher là-bas où tout a commencé ". Défilent sous nos yeux des haltes à Bethléem, Nazareth, Césarée, lieux intenses et surtout nourris de ce cosmopolitisme cher à Eric depuis son enfance. Interrogations existentielles, approfondissement par l’écrit de son expérience spirituelle, éblouissements poétiques, rencontre au final avec ce qu’il nomme "l’incompréhensible", le livre est un témoignage in- time et solide d’un point de vue esthétique et philosophique. En quelques mots, Schmitt résume le projet : " Dieu lance un défi aux croyants des trois monothéismes : il ne leur dit pas : ’ en- tendez-moi !’ Mais ’ entendez-vous !’. Phrase aussi mystérieuse qu’est la vie décrite par Schmitt. Avec au début de ce voyage une invitation au Vatican par laquelle Schmitt devien- dra "pèlerin parmi les pèlerins". Pas étonnant donc qu’en retour le pape François ait offert une postface de toute beauté où il dit après lecture du livre : "Dieu n’est pas un être mystérieux dissi- mulé dans les nuages, mais quel- qu’un qui vient vers nous et se familiarise avec nous". 

Le défi de Jérusalem est une façon assez pure et christique de réconcilier l’humain avec lui-même. 

 

 

 

Jean-Rémi BARLAND

Critiques des blogs

Publik'Art - « La plume d’Eric-Emmanuel Schmitt nous envoûte, »

Le dernier livre d’Eric-Emmanuel Schmitt nous emmène en Israël avec : Le défi de Jérusalem. Ce n’est pas la première fois que l’auteur nous parle de sa foi. Il l’avait déjà fait dans son livre : La Nuit de feu.

Cette fois-ci, il n’est plus en plein désert, mais bien en Terre sainte. Il fait un pèlerinage, comme des milliers de pèlerins, pour découvrir là où tout a commencé, pour « marcher là où tout a commencé ».

La plume d’Eric-Emmanuel Schmitt nous envoûte, comme à chaque fois, mais là, encore davantage. Sur les routes de Bethléem, de Nazareth, de Césarée, on le suit découvrant là où Jésus avait vécu. Des faits historiques nous replongent dans la vie de Jésus et de ses disciples. Il analyse avec effroi le mur de séparation qui existe entre la Palestine et Israël. Comment est-ce possible ?

Il arrive, enfin à Jérusalem et en fait, il n’attend pas grand chose de cette ultime visite. Jérusalem est une ville à part. Un lieu considéré comme saint pour les trois religions monothéistes : les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans : « Le juif y retrouve le Temple, le chrétien le chemin de l’accomplissement christique, le musulman l’esplanade où Abraham sauva ultimement Ismaël, où Mahomet vola en songe, puis d’où, à la fin de son existence, il monta au paradis sur un cheval ailé. » p173

C’est alors que se produit « l’Incompréhensible ». Impossible de s’expliquer vraiment ce qui se passe. Mais l’auteur vit une rencontre unique. Improbable. Mais vécue, ressentie au plus profond de lui-même. On pourrait le prendre pour un fou et le faire interner comme de nombreux pèlerins, alors, il préfère se taire et profiter de ces instants miraculeux. Et vécus comme tels.

« Je ne comprends pas davantage le mystère qu’avant, mais je le perçois intensément. Ma foi est devenue un assentiment au réel. » p184

L’auteur nous enrichit de son expérience personnelle mais aussi de sa grande culture biblique.

« Chaque religion met une vertu en avant : le respect pour les juifs, l’amour pour les chrétiens, l’obéissance pour les musulmans, la compassion pour les boudhistes. » p192

Que l’on soit croyant ou non, Le défi de Jérusalem peut être lu comme un livre d’Histoire. Un livre d’histoires des religions, également. Un livre passionnant, assurément.

Bénédicte de Loriol

Publications

  • En langue bulgare, publié chez Lege Artis`
  • En langue française, publié par Albin Michel, Éditions à vue d'oeil.
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  • En langue italienne, publié par E/O en coédition avec Libreria Editrice Vaticana
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